La pensée morbide venait avant toute autre.
Les choses sont faites ainsi.
Asthénique, dépressif, prit dans sa spirale cyclothymique, l'homme entreprit un instant de s'assoir, nu, dans le bac de la douche, sa tête se posant doucement sur la matière faite de grès que l'usure avait modifié avec le temps, laissant l'eau couler sur lui. Ses jambes repliées contre lui, n'ayant que peu de place, celui-ci tentait de calmer la crise d'angoisse qu'il sentait venir, sans rien y faire. Il se sentait complètement à l'écart du monde, à l'écart de tout, n'ayant plus la force de bouger, et ses yeux sombres, durs, profonds peu à peu se perdaient dans le néant, l'air complètement absent.
La pensée morbide venait avant toute autre.
Pourtant combien de fois cela lui était arrivé d'y songer, de songer à la mort, à la fin, au néant, et après toutes ces épreuves il avait fini par s'y habituer. Il avait fini par s'accoutumer à la destruction progressive de son esprit, il avait fini par s'accoutumer au ravage et à l'effroi. Souvent, il se sentait seul. Dans ce genre de moments, il se rassurait toujours de la même manière :
Les choses sont faites ainsi.
Des fois quand il y avait quelqu'un dans l'appartement avec lui lorsqu'il était dans cet état, une honte brusque l'envahissait et la terreur se mettait soudain à secouer tout son être.
Ne me regarde pas.
Et pourtant, souvent, contradictoirement, il aurait voulu que quelqu'un soit à côté de lui. Il avait envie que quelqu'un soit là pour s’inquiéter pour lui, pour le rassurer, le consoler, ou même encore si ce n'était que pour dire une chose stupide. C'était précisément ce genre de sentiment un peu enfantin apparaissant à ce moment qui montrait le genre d'hypersensibilité insoupçonnée dont il pouvait faire preuve quelques fois. Le trois-quarts du temps, il était le genre de mec un peu bizarre, des fois lunatique, mais pas vraiment bien méchant et même plutôt marrant avec qui on arrivait à bien déconner et à traîner généralement. Typiquement le genre de personne vivante à toujours avoir une idée folle, un truc qui casse le sérieux, typiquement le genre de personne qui semble tout montrer sans aucun complexe de sa vie, et pourtant, des complexes il en avait. Des fois ça lui arrivait d'avoir honte. Des fois même, ça lui arrivait d'être en colère contre tout et envers tout le monde, et des fois ça lui arrivait de crier. Il ne savait pas pourquoi, l'angoisse montait et il fallait décharger cette pression qui tendait à le rendre fou. Des fois, il voulait tout déchirer, briser, brûler, casser de ses mains, et cela disparaissait d'un seul coup. Des fois il s'énervait sur les gens, alors qu'en réalité il était en colère contre lui-même. Des fois, il se mettait à rire nerveusement de plus en plus fort pour ça passe.
En général, il attendait. Parfois ça allait. Parfois, la panique montait trop vite, et il se ruait sur une boîte de médicament dont seuls les psychiatres en avaient le secret. Lui, il se foutait de comment tout ce bordel fonctionnait. Du moment que ça fonctionnait. Et quand ça ne marchait pas, il prenait autre chose, fumait un joint, ou se faisait des entailles sur les bras. Enfin ça c'était avant. Aujourd'hui, il avait honte de le faire et qu'on le regarde comme un cinglé. Et puis pour quelqu'un comme lui en recherche perpétuelle de travail, bossant dans les fast-foods ou comme livreur de pizza, ça devenait de plus en plus complexe quand on le voyait arriver avec sa tête de tueur en série le matin même. Et même avec le sourire c'était pire.
L'ambition, il n'en avait pas vraiment. Enfin, de nombreuses fois des idées remarquables de choses à entreprendre lui venaient, mais cela se résultait presque toujours par l'échec.
Des fois, il donnait des cours d'anglais à des étudiants. Souvent, ce dernier finissait par draguer la clientèle féminine. Mais des fois ça se passait bien, vu que son franc parler et sa manière de communiquer plaisaient généralement.
C'était sa vie.
Pathétique.
Son visage se crispait. Il finissait par empoigner ses cheveux et en arracher quelques-uns.
Il aurait dû faire quelque chose. Il aurait dû se lever, et aller chercher un antidépresseur ou je ne sais quelle connerie qu'il aurait trouvé sous la main.
La pensée morbide venait avant toute autre.
Pourtant en vint une autre, et elle suffit quelques instants à lui faire oublier le moment présent.
Sa venue, il y a quelques années, à Montréal. Son enfance et adolescence aux États-Unis, à Manchester, puis sa venue à Montréal. Il était soudain si content de s'en rappeler. Il ne savait pas pourquoi mais il arrivait à se souvenir, plus que du souvenir en lui-même, de ce qu'il avait tout précisément ressenti dans ces moment-là. La joie de vivre ne l'avait jamais quitté, surtout à cette période. Il s'était reprit en main, il travaillait, hébergeait parfois des jeunes étudiants chez lui, ou des gens qu'il avait rencontré sans vraiment bonne raison, bien qu'il n'en avait pas spécialement les moyens, ces derniers l'aidant parfois pour d'autres tâches en compensation.
Là, Owens se souvint de la fille musicienne et chanteuse qui avait élu domicile chez lui durant deux années entières. Les moments d'euphorie dans lesquelles il n'avait pas arrêté de planer avec elle. Le voyage. L'insouciance de leurs soirées. Lorsque tout cela prit fin, la descente ne fut que plus dure. Cela avait commencé à se dégrader lorsqu'il avait perdu son travail. Il avait été contraint de changer d'appartement, de vendre une grande partie de ses conneries, et de ralentir les sorties.
Aujourd'hui, le jeune homme ne sortait que rarement étant donné qu'il n'avait plus les sous à claquer à tout-va. Généralement, il invitait des potes chez lui, ou se faisait inviter, buvant des bières chez ses amis et petites amies.
Enfin, la stabilité n'était pas son fort de toute manière, que ce soit dans ses relations ou dans sa vie de façon plus générale.
Toujours sous la douche, Owens se souvint alors de ces moments, de ses crises, dans lesquelles la musicienne était parfois présente. Lorsqu'il était ainsi sous la douche, nu et recroquevillé sur lui-même, s'arrachant les cheveux, elle se joignait toujours à lui. Il n'y avait jamais la place pour eux deux dans le bac, bien que tous deux plutôt minces, et elle était pourtant celle qui en prenait le plus avec ses grands pieds. Il se disait que quand même, elle avait l'idée de venir toute naturelle dans la douche se mettre à côté de lui, nue, et de le regarder en s'asseyant presque sur lui. Une fois, celle-ci était arrivée et elle lui avait complètement éternué dessus. Bien qu'il avait trouvé ça dégueulasse, il avait rit. Il voulait râler, mais il s'était stoppé net, lui jetant en premier lieu un regard foudroyant, puis il avait rit.
Ce dernier se souvenait simplement de cela, car c'était ce qui l'avait le plus marqué. Elle ne disait rien, elle le regardait simplement. Elle devait être sans doute encore plus folle que lui, il en était à présent certain.
Ces pensées aidant, l'homme se releva alors doucement pour fermer l'eau. C'est ainsi nu qu'il entreprit de sortir de sa salle de bain, pour venir s'étaler, une serviette sur la taille, sur son lit.
Las, le jeune homme au regard de marbre noir se mit alors à chercher à bout de bras son téléphone portable qui s'était mis à sonner entre temps, puis ressentant une soudaine fatigue, il abandonna.
Il se disait encore :
Cela devait sans doute faire deux ou trois ans qu'il n'avait pas revu la petite folle aux cheveux colorés.