Enfin, si.
J'ai toujours connu mon père. C'est bien le problème.
Les belles et touchantes histoires d'amour, celles où un être s'éprend, naïvement, des imperfections de l'autre. Celles où ils dansent, enlacés, toute la nuit durant, délicatement, de peur de briser l'instant magique. Moi, je suis né de tout l'inverse.
Mon père, ambassadeur des Etats-Unis en Autriche, jeune et beau, autrement dit rongé par sa libido. Ma mère, fille cadette d'une ancienne noblesse hongroise un peu déchue, soit la beauté ravageuse un peu vide de la caboche. Une splendide réception, des rires et de la musique, et ah ! le champagne ! Surtout, ne pas oublier le champagne. Ainsi, la petite comtesse aux joues rosées succombera à l'accent un peu brutal du bel américain en quête de conquête. Bref, mes parents se sont envoyés en l'air dans la salle de bain d'un hôtel particulier de Vienne. Et ils tombèrent follement amoureux.
... Non, je déconne. Ils sont tout simplement retournés à leur petite vie, mon père occupé à jouer les hommes importants, ma mère à rêvasser en lisant des livres et en savourant le confort de la noblesse pas tout à fait ruinée. Et soudain c'est le drame : le papa a planté une petite graine dans le ventre de la maman. Grand-père répète qu'il n'a jamais été aussi furieux et déshonoré qu'à ce moment là, quand maman lui a avoué en pleurs son aventure rocambolesque. Au moins, elle savait qui était le père. Grand-mère, je crois qu'elle en rit encore du fond de sa tombe, elle en riait à chaque repas de famille, à chaque week-end passé chez elle. Adorable petit bout de femme. Je crois aussi que si elle en riait autant, c'est parce que ça énervait quand même pas mal grand-père. Enfin, mon aïeul a mis son plus beau costume, appelé son fils ainé et accessoirement, son notaire, et tout ce beau monde a foncé à l'Ambassade. La belle équipe que voilà, les uns rouges d'embarras, l'autre vert de colère, et la dernière qui se tord par terre à force d'en rire. N'empêche que celui qui s'est pas marré du tout, c'est mon père. Parce que fricoter avec les jolies filles, ça n'est pas un souci. Coucher avec les filles de la noblesse, c'est un peu négligé. Mais alors, mettre enceinte une fille de l'une des plus vieilles familles de Vienne, c'est le pompom. Il a du faire un choix, cette vieille canaille. Accepter un mariage précipité, fonder une famille avec cette inconnue d'un soir, la noble et l'ambassadeur, ou rester libre, indépendant, Américain, mais avec l'humiliation portée à une certaine élite de Vienne, pas question de rester dans un poste à pouvoir. Et mon père adore le pouvoir. Du coup, devinez quoi ? Mes parents se sont mariés.
Dans les films, c'est là que la véritable histoire d'amour commence. Ils apprennent à se connaître, et leur attachement commun à la chère petite tête blonde les rapproche jusqu'à ce qu'enfin, ils comprennent qu'ils s'aiment. Sauf que visiblement, le mec qui s'occupe de mon destin, il est carrément fan d'Autant en emporte le vent. Avec le décès infantile en moins.
Mes parents se sont ignorés jusqu'à mes cinq ans. Maman était folle de moi, incapable de me lâcher, vivant sur la fortune de grand-père et le salaire de P'pa, et je n'ai manqué de rien. De rien les gars, c'était presque ennuyant. Aucun challenge. Elle s'ennuyait énormément, aussi. Une jolie poupée que cette blonde aux cils démesurés, qui soudain se retrouve mère, loin de ses amies qui elles voyagent, s'amusent, s'épuisent de s'amuser, et pas le moindre bébé pour les réveiller en pleine nuit, pas de tâches de lait sur la poitrine. La jolie vie envolée. Parfois, je me sens un peu coupable de lui avoir volée sa jeunesse. Douce, douce maman. Tout est de ta faute pourtant.
Elle n'a pas eu l'occasion de tomber amoureuse de mon père. Celui-là, il n'était presque jamais à la maison, toujours en train de travailler, ou enfermé dans son bureau avec l'odeur de la cigarette qui nous ravageait tout l'intérieur et grand-mère qui pestait que cette saloperie, ça allait nous tuer le p'tiot. Finalement, c'est elle que ça a tuée. Peut-être parce qu'elle s'appliquait bien fort à aspirer toute la nicotine pour que ça ne vienne pas dans mes adorables petits poumons roses. Tu fais chier mama. Y a plus personne pour me filer des chocolats en douce, et même si je n'ai plus besoin de faire le mur pour aller voir des copains, à qui je raconte mes mésaventures moi, hein ?
Ma famille toute bancale, pas vraiment unie, et je n'irai pas vous dire "mais c'est la mienne" parce que je vous l'échange même contre un sac de chips à moitié vide. J'étais le gosse le plus con à des kilomètres alentour. Déjà, je mangeais les meubles. À cinq ans. Ça devrais peindre le portrait de manière assez efficace. Et il a fallu que mon incroyable monsieur-je-suis-le-boss de père décide qu'il fallait nous reprendre en main. J'imagine parfaitement grand-père essayer de rester stoïque devant une telle connerie pendant que grand-mère hurle de rire à l'arrière. Elle a jamais arrêté de se marrer, incroyable.
N'empêche que du coup, le paternel se pointe un matin pendant que j'avais les dents fermement enfoncées dans un pied de chaise avec maman qui me caressait les cheveux comme s'il était tout à fait normal de s'enfiler de l'acajou pour le petit déj', et il nous balance un "bon, on va aller vivre à New-York". Même moi, du haut de mes cinq ans, j'ai arrêté mes conneries. Surtout parce que je m'étais pris une écharde sur la langue, mais quand même. Un signe du destin, très probablement. Il était là, tout fier, il m'a pris dans ses bras pour bien montrer qu'il faisait ça pour nous, et moi je l'ai pris pour un meuble, du coup je l'ai mordu. Quand je dis que j'étais le gamin le plus con du système solaire. Avec une sacré obsession pour les trucs à mettre dans ma bouche.
Même grand-père, il en a rigolé. Ça ressemblait juste à un tressautement de la moustache, mais je le connais le vieux roublard, quand il a les yeux qui se plissent et la moustache qui fait des siennes, il est comme un beauf à un spectacle de Jean-Marie Bigard. Et le paternel, il était là en plein milieu du salon, fier comme un paon, parce que qui ne rêve pas d'aller vivre à New-York, n'est-ce pas ? C'était le rêve américain qu'il leur proposait à ces tristes paysans européens. Il leur offrait l'eau courante et l'électricité, en même temps. Amazing. Tellement de bonté en cet homme. Et puis voilà, grand-mère et grand-père ont eu le pire fou rire de leur vie, même moi j'ai flippé on aurait dit une sorte de crise d'épilepsie, et maman elle a bien essayée d'être diplomate, mais il était tout perdu notre américain à nous. Enfin, le truc c'est que du coup, le paternel a un peu piqué un caca boudin. Littéralement. Même moi, j'ai eu honte de lui, et j'avais cinq ans. Et j'étais absolument stupide. Il voulait qu'on vienne. Les vieux, la bourgeoise et le rejeton. Sauf que non mon vieux, l'Autriche c'est la mère patrie, et ton pays en lego, avec des pièces branlantes d'un peu partout, il avait l'air minable, même vu de l'autre côté de l'Atlantique.
Maman s'est épanouie. Comme une fleur. C'était comme s'il lui avait piqué tout le soleil pendant cinq ans, cet inconnu d'un soir. Deux semaines par an, j'allais en vacances à New York pour le voir, parce que lui, il était rentré au bercail, ça lui manquait les hot-dogs et l'odeur d'égout du métro. Ah. Et puis, il avait eu une promotion. Alors forcément hein. Il allait pas refuser. Du coup j'ai grandi sans lui. Pas comme si ça m'avait énormément affecté. L'école, les vacances à New-York, et puis un jour, vingt ans, et grand-mère qui décède. Ça, j'ai pas trouvé ça drôle mama. C'était même carrément foireux comme plan. Parce que grand-père et moi, on pouvait pas pleurer tu comprends. T'as passée ta vie à te fendre la poire, comment on aurait pu se mettre à chialer pour se souvenir de ça ? On était là comme deux grands cons, avec les coins de la lèvre douloureux de tressauter pour sourire. Et maman, elle était effondrée. Elle a jamais été très maligne, mais elle avait cette faiblesse du coeur. C'était comme une petite bombe dans le dedans du coeur. Avec des éclats qui se sont fichés tout partout et parfois ça fait un mal de chien parce que putain, tu manques. C'est ta faute mama, pourquoi tu t'es rendue indispensable comme ça ? Pourquoi c'est toi qui est venue aux fêtes des écoles, pourquoi c'est toi qui leur a dit que j'aimais les garçons entre le sel et la salade, pourquoi c'est toujours toi qui m'apportais le café après une gueule de bois. J'ai regretté d'avoir le nom de famille du paternel, de ne pas avoir ça en commun avec elle. Et puis j'ai ris comme un débile. Je sais toujours pas pourquoi j'ai ris autant, mais bon dieu que j'avais l'air con.
Grand dadais que j'étais, et c'était y a vraiment pas si longtemps, j'ai annoncé que j'avais trouvé du boulot à New-York, grace au paternel. Je crois que ça a beaucoup soulagé maman. Fiche le camp d'ici, plus personne ne sait vraiment quoi faire. J'ai un peu oublié de leur dire qu'avec la mort de mama, je n'étais pas allé aux examens finaux. Un diplome de toute façon, c'est qu'un bout de papier.
New York, donc. Ça pue toujours autant. Les marchands de hot-dogs n'ont pas vraiment bougés. Mon père se prend pour le grand monarque des nations unies. Et moi j'achête tellement de comics qu'ils vont bientôt me servir de meubles pour optimiser l'espace.