Aussi longtemps que je m’en souvienne, je ne me suis jamais sentie en sécurité nulle part. Née de l’union amoureuse et fusionnelle de mes parents, j’imagine que j’ai vécu dans le bonheur le plus complet durant les trois premières années de ma vie. Seulement, je ne m’en souviens pas. Le premier souvenir précis dont je me rappelle, c’est le feu. J’ai cette image depuis des années, des flammes rouges et puissantes qui m’entourent, qui se rapprochent de moi. Cette impression de brouillard, les yeux qui me piquent… Ce sentiment de suffoquer, aussi. Parfois, j’en rêve encore la nuit. J’avais trois ans quand un incendie a été déclaré chez moi. Mes parents sont morts. J’étais la seule survivante. Et j’allais passer le restant de ma vie à continuer de survivre. J’ai été placée dans une famille d’accueil très vite. J’y suis restée durant quatre ans. Le temps de m’attacher à eux, en fait. Le temps de me faire à ce nouvel environnement, entourée d’autres gamins que je ne connaissais même pas. Et un jour, ils m’ont ramenée au foyer. A partir de là, a suivi une longue période où j’alternais familles d’accueil et orphelinat. Ça ne se passait jamais bien. Il faut croire que c’était ma faute. J’étais une petite fille renfermée, solitaire. J’avais du mal à laisser les parents successifs m’approcher. J’avais peur de m’attacher à eux, et qu’ils partent, eux aussi. J’avais l’impression que toute ma vie ne tenait qu’à un fil. Jamais, je ne me suis sentie à l’abri comme devraient l’être tous les enfants. Jamais, je ne me suis sentie aimée. Au contraire, plus je grandissais, plus je voyais de l’indifférence dans le regard de ceux qui se disaient parents. A treize ans, je suis tombée sur un nouveau tuteur. Il avait l’air gentil. Ils avaient tous l’air gentil. Mais lui, il était plus mauvais que n’importe lequel d’entre eux. Il m’a infligée des attouchements. Durant deux longues années. Il me disait que si je refusais, je serais une mauvaise fille. Et moi, je le laissais faire. Je pleurais, mais je me laissais faire. Ça a duré deux ans, jusqu’à ce que je grandisse et que je prenne conscience que ce n’était pas normal du tout, ce qu’il faisait. Après ça, j’ai refusé toutes les familles d’accueil qui se sont proposées à moi. Je n’y croyais plus depuis longtemps, et lui, il n’avait fait que me briser. J’ai passé les trois années suivantes dans le foyer tout en suivant mes études. C’était plus chaleureux, le foyer. Mais parfois, c’était triste. Et, en réalité, on était bien trop. J’avais la sensation de n’être qu’une goutte dans l’océan. J’avais l’impression de ne pas compter, j’avais l’impression que je ne compterais jamais, aux yeux de personne. J’essayais malgré tout de garder la tête hors de l’eau. J’ai réappris à vivre peu à peu. Je suis devenue une femme. J’ai découvert les garçons, la séduction et tout ce qui me faisait cruellement peur durant mon adolescence à cause de mon tuteur. J’ai fini mes études, j’ai pris un appartement, et j’ai commencé à travailler comme professeur pour les enfants. Eux, au moins, ils savaient m’apporter un peu de chaleur humaine. Je me sentais bien avec les enfants, mieux qu’avec les adultes. Avec eux, au moins, le seul risque, c’était de finir la journée avec des tâches de peinture sur les vêtements. Mon existence était tranquille, sans heurts, mais j’avais toujours cette sensation d’être complètement seule au monde. Je n’avais pas d’amis, seulement de vagues connaissances. En fait, le seul véritable ami que je me suis fait, c’était Vincent. Enfin, je ne suis pas sure qu’il m’ait réellement considérée comme une amie de son côté. On s’est rencontré dans un bar. Il m’a draguée, je l’ai jeté. J’avais déjà assez de mal à laisser les hommes m’approcher pour apprécier ce genre d’approche. Ça aurait pu s’arrêter là, mais on a rigolé ensemble, je ne sais plus pourquoi. Et finalement, on a commencé à se voir, petit à petit. C’était comme un rendez-vous clandestin, chaque semaine au même endroit, à la même heure. Je me suis attachée à lui, j’ai même laissé un petit flirt s’installer entre nous. Mais je ne me voyais pas sortir avec Vincent. Il avait ce quelque chose d’effrayant, ce quelque chose qui ne m’inspirait pas confiance. Et puis, quelques temps plus tard, j’ai rencontré Aron. Aron, il était tout son contraire. Rien que notre rencontre, elle n’avait absolument rien à voir. J’étais partie louer un film dans un club vidéo, il voulait le même. Bien sûr, il n’y avait qu’un exemplaire. Et finalement, on s’est retrouvé à le regarder ensemble. On a continué de se voir, peu à peu. Les sentiments se sont installés. Et ça fait un an qu’on est ensemble désormais. Il est parfait, Aron. Il est tendre, affectueux, attentionné et rempli de délicatesse. Il me fait rire, il m’attendrit. Il me rend heureuse, pour la première fois de ma vie je suis heureuse grâce à lui. Surtout, je crois qu’il m’apporte, en plus de son amour si pur, cette sécurité dont j’ai toujours cruellement manqué. Avec lui, je sais que je ne risque plus de ressentir tout ce que j’ai toujours ressenti. J’ai la sensation d’avoir rencontré le prince charmant. Et souvent, on nous dit qu’on forme le couple parfait, le couple modèle. Celui qu’on imagine vieillissant ensemble, celui qui dure, celui qui est presque trop beau pour être vrai… Je l’aime, indéniablement. Même si, parfois, j’ai la sensation moi aussi que c’est trop parfait pour être vrai. Mais je me rassure, je me dis que je pense ça parce qu’au final, je n’ai jamais su ce que c’était, le bonheur. Il est ma lumière. La seule ombre au tableau… C’est que j’ai appris il y a quelques temps qu’Aron était le frère de Vince. Je ne sais pas pourquoi, je me suis sentie troublée en l’apprenant. A part quelques petits baisers de sa part, il ne s’était jamais rien passé entre Vincent et moi. Pourtant, je n’ai pas su dire à Aron que je le connaissais déjà, son frère. Tout comme lui, étrangement. Et quelque chose me dit que c’est mieux comme ça.