Du haut de ses dix ans, la petite Fred soutient le regard de son paternel hésitant entre fierté et nostalgie. Comment tant de maturité pouvait déjà errer dans ce petit être ? Comment sa magicienne parvenait-elle à décrire la misère du monde avec tant d'innocence et de poésie ?
Déstabiliser, il l'était toujours lorsque Fred faisait son entrée d'un pas décidé dans son bar. Il lui en avait pourtant interdit l'accès cependant, Fréderic n'était pas de celle qui courbe l'échine face à l'autorité paternel. Aussi entêté que sa défunte mère, la petite s'entêtait à franchir le palier de l'entre des égarés au retour de l'école. "Tu as fait tes devoirs ?" Avait-il prit l'habitude de dire d'un ton las espérant que la petite préfère ses cahiers de maths aux questions existentielles dont elle le matraquait sans cesse le laissant aussi démuni qu'un enfant. "Dans le bus papa, dans le bus. Dis, tu crois qu'on est vraiment des poussières d'étoiles ? Si c'est vrai c'est qu'on est tous un peu pareil non ? Alors pourquoi on s'obstine à faire des différences entre les hommes ? Comme Justin. Il dit que ses parents ne doivent pas nous voir ensemble parce que je ressemble à une africaine. C'est grave ? Puis si il vient des étoiles comme moi c'est comme si on était un peu cousin non ? Alors pourquoi ses parents ils n'aiment pas les gens de couleurs hein ?"
Impossible de satisfaire la soif de connaissance de sa fille. Observatrice de talent, la petite capricieuse ne supportait les paradoxes, les dissonances. Quand bien même fut-elle d'une rare intelligence pour son âge, son esprit avait besoin de cases dans lesquels ranger impeccablement les choses. Il fallait du noir et du blanc, du bon et du mauvais, la nécessité d'une pensée manichéenne tranchant avec la réalité de l'être humain. Son père, bien que sage et conscient de l'importance qu'avait ses réponses aux yeux de sa fille ne parvenait réellement à lui transmettre ce qu'il pensait réellement des Hommes. Il s'évertuait donc à lui dire que les choses étaient plus compliquées que ça et qu'il fallait bien souvent briser milles illusions avant d'espérer toucher du doigt la vérité sur ce qu'est l'être humain. Ces réponses qu'il savait insatisfaisante pour sa lionne suffisait néanmoins à éteindre le feu des questions. La petite -comme toujours- croisait les bras sur sa poitrine, fronçait les sourcils et lançait d'une voix arrogante dans laquelle sonne la promesse d'une tempête prochaine "Je vais réfléchir à la maison. Je prépare à dîner alors ne rentre pas trop tard ! Je me couche tôt moi monsieur mon papa."
Phrase quotidienne qui, toujours, lui laissait un amer goût de remords sous la langue. A n'en pas douter, Léo n'était pas l'image d'un bon père. Depuis la mort de sa femme il parvenait tout juste à comprendre ce que le mot paternité signifiait obligeant sa fille à devoir se comporter comme une petite adulte.
Quand bien même sût-il indistinctement qu'il lui volait une part de son enfance il ne pouvait nier que son aide était inestimable à sa survie. Etant seul gérant de son bar, ses journées commençaient très tôt et se finissaient toujours très tard. Il n'était jamais là pour partager un repas avec sa fille et, pourtant, lorsqu'il rentrait, il était sûr de trouver une assiette prêt à être réchauffé ainsi qu'un mot de tendresse laissé par sa progéniture. Aucune rancœur ne semblait gonfler la poitrine de son enfant qui grandissait sans lui, s'armant d'un caractère impétueux pour résister aux obstacles d'une vie qu'elle s'évertuait de comprendre sans parvenir à en saisir toutes les complexités.
"Cet endroit pue la misère papa !" Un éclat mauvais illumine le regard fauve de la jeune adolescente. Lippe retroussée, la lionne s'apprête, une fois de plus, à sortir les crocs face à un père usé de répéter inlassablement la même discussion. "Une fois pour toute Fred, NON ! Aucun graphiste ne viendra peinturlurer ses murs est-ce bien clair ?" La fille croise ses bras sous sa poitrine, le regard fier, prête à affronter son père dans les règles de l'art. " Tu préfères que les mites finissent de ronger les murs ? Que les rats finissent de grignoter les fils électriques et tes misérables sofas ? Les égarés papa ! Ton bar pourrait être un lieu plein de poésies ! Tu pourrais permettre à des jeunes sans le sou mais pleins de talents de venir exposer leurs œuvres ! Tu pourrais organiser des concerts, des vernissages que sais-je encore ! Je connais des tas de gosses qui sont prêts à travailler pour rien ! Regarde autour de toi ! Ce lieu part en vrille, tes clients fuient ton bar pour une concurrence qui a fait le choix de la modernité et tes habitués sont des sdf ayant plus de puces sous les aisselles que de cheveux sur le caillou ! Ouvres les yeux ! Tu crois qu'on va tenir combien de temps comme ça ? Un an ? Six mois peut-être ? Ton bar devient un cancer, NOTRE cancer et il est hors de question que je meurs avec toi est-ce bien clair ? La vie ne s'arrête pas à 55 ans bon sang ! Tu crois que maman serait fière de toi ? Pour elle, pour sa mémoire, je ne peux te laisser sombrer ainsi, même ta bière à un goût de merde ! Quand accepteras-tu enfin d'ouvrir les yeux ? Plus personne ne nous fait confiance, nos brasseurs nous tournent le dos. Laisses moi t'aider je t'en conjure ! Je suis persuadée de pouvoir rendre à cet endroit l'éclat du passé pour le peu que tu me fasses confiance !"
Fred marque la fin de sa diatribe par un violent coup de poing sur la table. Le regard heurte celui du père, se noie dans son océan glacé, comprend. Non. Il ne cédera pas. Pis encore, avoir osé parler de sa femme n'a fait que l'enfermé plus profondément dans son entêtement. Le père et la fille se toise, longtemps, un silence de mort distille dans l'air l'âpre parfum de l'échec. Face au silence Fréderic se brise. Vaincue, elle baisse les épaules, quitte l'océan du regard paternel puis, brutalement, lui tourne le dos. Ce soir elle ne rentrera pas, ni demain. Elle a besoin de disparaître, elle espère lui faire peur et rallumer en lui l'éclat de sa ferveur passée. Son père a perdu la raison mais elle ne parvient encore à l'admettre. Il faut dire que l'adolescente n'est pas encore prête à vivre sans lui. Quand bien même ne fut-il jamais à l'image de son père idéal il n'empêche que c'est grâce à lui qu'elle peut mettre du beurre dans les épinards. La misère n'est pas loin et ce n'est pas le vulgaire travail de serveuse qu'elle c'est dégotée en secret qui lui permettra de les faire vivre et, encore moins, de payer son école d'art sur lequel elle fantasme en secret.
Une larme menace d'enlacer sa joue, d'un geste rageur elle l'essuie et disparaît dans la nuit.
"- Je peux te faire deux grandes mains desquelles s'envoleraient des centaines de mots de couleurs. Je pensais dessiner des petits bons hommes qui chevaucheraient les mots en s'enfilant une bonne bière, histoire de raccrocher à l'ambiance. Ça peut prendre la totalité de ce mur. Pour le reste, je pense demander à Toni de venir repeindre. Il utilise de la chaux, c'est moins onéreux et les teintes sont plus chaleureuses. Si tu veux que les gens viennent se perdre ici faut que les murs racontent une histoire, t'as beau être la plus belle du quartier, ta crinière de lionne ne suffira pas à faire venir le peuple.
- Même avec un super slogan ? Une bière achetée, un téton découvert."
Tonio lance un regard indécis à son amie, prend connaissance de sa mine réjouie puis la rejoint dans son éclat de rire. L'heure n'est plus à la fête depuis que le paternel à déserté New-York pourtant, jamais la moindre plainte n'a franchit la lippe de Fred. Elle c'est contenté de le retrouver un soir pour lui demander son aide. Il n'a pas hésité quand bien même doute-t-il de sa capacité à reprendre l'affaire de son père. Il lui a bien conseillé de vendre tout ça et de penser à son avenir mais c'est aussitôt ravisé, se heurtant aux billes mauvaises d'une Fred enragée. Surprenante, c'est le seul mot qui lui venait à l'esprit pour décrire son amie. Fréderic était de ces femmes qui ne reculent devant rien. Jamais il ne l'a vu geindre ou se plaindre quand bien même des cernes bleutés encadraient son joli minois. Lorsqu'elle avait une idée en tête il était absolument impossible de lui faire changer d'avis. Par ailleurs, Fréd possédait une telle force que personne n'aurait jamais pu doutée de sa capacité à réussir le challenge qu'elle s'imposait aujourd'hui. Ce bar c'était sa vie, son enfance, entre de ses rêves, de ses illusions, de ses souvenirs. En le reprenant, elle savait qu'elle tirait un trait sur ses rêves d'artistes. Qu'importe, elle souhaitait que les égarés deviennent un repère pour ceux qui, comme elle, avait la vague à l'âme. Si elle ne pouvait devenir artiste elle souhaitait permettre à ceux qui l'entouraient de se faire connaître grâce à son bar. Elle voulait y exposer des œuvres, organiser des concerts, réserver une partie du lieu à l'exposition d'une grande bibliothèque où les hommes et les femmes en mal de littératures pourraient venir s'y perdre en sirotant une bonne bière.
Si le pari était énorme, Fred avait déjà réalisé un petit exploit, celui de réunir suffisamment de monde pour retaper l'endroit sans dépenser trop d'argents. Il faut dire qu'on s'attachait facilement à la petite lionne. Les gens l'aidaient et, en retour, savaient qu'ils pourraient compter sur elle. Femme de parole, femme d'honneur, elle parvenait à elle seule à créer une chaîne de solidarité. Elle était la preuve vivante que l'on pouvait encore avoir foie en l'humanité. Porteuse d'espoir, voilà ce qu'elle était et, rien que pour cela, Tonio l'aurait bien volontiers suivit jusqu'au bout du monde.
"J'ai pas dormi de la nuit."
Lâche-t-elle dans un bâillement dès plus sonore et inélégant tout en passant un chiffon sur le comptoir. Avisant un client, Fred se détache de son ami, sert un café à l’inopportun avant de revenir s'asseoir, la mine sombre.
"- Tu devrais prendre un barmaid. Tu pourras pas tenir à ce train là, tes clients vont bientôt te prendre pour un fantôme !
- J'ai de la chance de ne pas être blanche comme un cul alors, ils auront un peu moins peur.
- Un peu de respect pour les culs blancs mam'zelle ! J'en connais un paquet qui t'aurais taxée de racisme pour moins que ça !
- Te fâche pas Lino, tu sais que je l'adore -moi- ton cul blanc.
Un sourire fantastique étire ses lèvres, chassant pour un temps, la fatigue accumulée. Lino à beau s'émerveiller devant tant de force il ne parvient à taire son inquiétude. Fred a réussi son pari, le bar fonctionne à nouveau et les clients se pressent au comptoir néanmoins, Fred s'épuise. Aussi courageuse soit-elle elle ne possède que deux bras, gérer le bar h24 finira par la tuer.
" - J'ai décidé que je fermerais le dimanche. Je pensais ouvrir les portes qu'à partir de 10h30 mais les clients du matin son précieux même si certains soûlards sont difficiles à faire décamper. Peut-être que je pourrais fermer entre 11h et 14h ? Je ne fais pas restaurant et ça me permettrait de gérer la caisse et les commandes de boissons. Je me suis aménagée un petit appart-bureau à l'arrière tu as vu ? Bon ok, un lit bureau. Il faudrait que je puisse louer une douche et une armoire comme ça pas besoin de payer d'appart. Tu me louerais ta douche Lino ?
- Et... Sinon ? Reconsidérer l'option de prendre quelqu'un pour t'aider ? Le bar marche bien tu dis alors...
- J'organise le premier concert le weekend prochain et le premier vernissage dans un mois. Si les retombés sont bonnes je prends quelqu'un. J'ai encore les huissiers qui me surveillent, je n'ai plus de retard dans mes factures mais j'ai encore le crédit de la banque sur le dos, il faut que je sois maligne tu comprends ? Je n'arrive pas à saisir comment mon père a réussir à survivre toutes ces années alors que le bar était moitié moins fréquenté.
- Il avait peut-être de l'argent de côté.
- On aurait pas vécu dans un vulgaire deux pièces si il avait été riche.
- Et... Ta mère ? Peut-être lui a-t-elle léguée une petite fortune dont il ce serait gardé de te parler..."
Lino sert les dents, baisse les yeux, conscient des risques de s'aventurer sur un tel sujet de conversation. Il rassérène néanmoins bien vite, Fred à la posture décontractée des bons jours, apte à la confidence, chose rare quand bien même fut-il l'un de ces plus proches amis.
" - Ma mère nous a quitté lorsque j'avais deux ans. Papa ne s'en ait jamais vraiment remis. Je pense qu'il m'a abandonné à cause de ça. Si maman nous avait mis à l'abri du besoin, une fois encore, nous n'aurions pas vécu comme nous avons vécu. Enfin... Je l'espère... De toute façon je n'ai aucun moyen de le savoir et je ne veux pas. J'ai réussi où il a échoué, ce savoir est bien plus précieux à mes yeux. Parfois, il vaut mieux que certaines vérités restent cachées."
Je suis désolé. Pardon de t'avoir quitté sans même laisser le moindre mot. Pardon d'avoir refusé de t'écouter lorsqu'il en était encore temps. Tes mots. Je n'ai jamais réussi à accepter tes mots. Trop justes, trop sincères pour que je sache qu'en faire. Tu as toujours su frapper là où ça fait mal. Tu as toujours faire face là où je ne savais que fermer les yeux. Je n'ai jamais compris d'où te venais cette force de vie, cette chaleur, cette capacité à supporter l'insupportable. Tu ne m'as jamais posé de questions sur ta mère. Tu as toujours accepté mes silences, mes résignations, tu ne m'as jamais demandé d'être un bon père, tu savais que j'en étais incapable. En écrivant ces mots, je sais que tu ne m'en veux pas de t'avoir quitté. Je sais même que tu as du reprendre le bar à bras le corps et que les murs de mes illusions abritent aujourd'hui tes rêves d'humanité. Je sais que tu as réussi parce que tu réussies toujours tout ce que tu entreprends. Malgré tout, je te dois des excuses et des explications. Je sais que tu n'as jamais voulu en savoir plus sur ta mère pour t'éviter de trop souffrir de ton absence. Pourtant, une petite voix au fond de toi à toujours su combien cette dernière était extraordinaire. Ton amour des mots, de la peinture, de la musique, tu l'as doit à elle et uniquement à elle. Ta redoutable intelligence également. Ta mère était de ces femmes uniques qui voue un amour inconditionnelle pour leur liberté. J'ai eu beaucoup de chance de l'avoir à mes côtés, beaucoup de chance qu'elle ait accepté de me léguer une si merveilleuse descendance. Tu avais raison. Je dois lui faire honte, je n'ai jamais su honorer sa mémoire et m'occuper de toi comme elle l'aurait fait. Tu étais la prunelle de ses yeux. J'en étais jaloux, terriblement jaloux, jalousie dont j'ai honte encore aujourd'hui. Il faut savoir nommer les choses pour s'en libérer. Tu me l'as toujours montré et j'ai toujours fuit cette vérité. Moi qui ne sait parler qu'aujourd'hui, à l'heure où mes yeux sont trop secs pour pouvoir pleurer.
Fred. Je t'écris pour te dire que je m'en vais. Qu'on ne se reverra jamais. Le cancer je l'ai attrapé pour de bon. Un juste retour des choses j'imagine. Je vois ma mort prochaine comme un signe plutôt que comme une punition. Tu vivras mieux sans moi, tu as toujours vécu sans moi. Mais, avant de partir, je voulais te dire que ta mère t'aimais plus que je ne pourrais jamais t'aimer. Je ne sais pas pourquoi, je me dis que cette certitude pourra, peut-être, te faire du bien. Avant de mourir, elle avait prit soin de te léguer les maigres richesses qu'elle possédait. Elle a vendu deux galeries d'arts qu'elle possédait à Paris et à New-York il y a de ça de nombreuses années et à prit soin de bloquer l'argent sur un compte épargne en attendant que... En attendant que je me décide à te donner les clés de cet argent que tu mérites.
Ne me demande pas comment elle savait sa mort proche. Je l'ai toujours soupçonné d'être un peu devin en plus d'être douée pour l'art et son commerce.
Pour ma part, j'ai vendu mes modestes biens en Belgique dont les bénéfices sont venus gonflés le petit pactole de ta mère. Tu ne deviendras pas Crésus avec cet argent mais cela devrait te permettre de voir venir et de finir de retaper le bar si jamais cela n'est pas déjà fait.
Le bar t'appartiens d'ailleurs, pour de bon cette fois. Tu trouveras dans cette lettre l'acte notarié attestant de mon lègue. Il en va de même pour notre petit appartement quand bien même je te souhaite de le louer pour te trouver une maison plus confortable.
J'espère que tu me pardonneras de ne pouvoir te donner plus. Peut-être auras-tu la sensation que je t'achète et cela est sans doute vrai. Je suis lâche, égoïste et je n'ai plus le temps d'espérer changer cela. Ma seule fierté est de savoir que tu n'es pas comme moi. Tu as de la chance que ma médiocrité ne t'aies jamais nécrosée.
Ma fille, je t'envoie des baisers sincères et les centaines de je t'aime que je n'ai jamais osé te dire.
Prends soin de toi, de ta vie, aime comme je n'ai jamais su aimer. Vie comme je n'ai jamais su vivre.
On se reverra un jour, quand ton temps sera venu. Pour l'heure je m'apprête à rejoindre ta mère. Je veillerais mieux sur toi de là-haut que sur cette Terre.
A bientôt.
Ton père...