Trois heures vingt-cinq du matin. Bon sang, il était plus de trois heures, un jeudi, en pleine semaine. Et elle lui avait parlé d’un examen pour le lendemain. Elle se fichait vraiment d’elle. Assise sur le canapé du salon, une couverture sur ses épaules, Olivia avait le regard planté sur la pendule qui lui faisait face. La maison, comme tout le quartier, était plongée dans le silence total. Elle n’entendait que le bruit régulier de l’horloge qui semblait la narguer. Elle savait que sa fille était majeure et libre de faire ce qu’elle voulait. C’était quelque chose qu’elle ne lui rappelait que trop bien à chacune de leurs disputes. Seulement, elle faisait clairement n’importe quoi. Elle n’avait pas de limite, elle sortait, encore et encore… Elle agissait… Comme elle. Elle se comportait comme elle le faisait elle-même lorsqu’elle n’était âgée que d’une douzaine d’années. Nirvana avait le mérite d’être bien plus grande. Ne lui trouve pas d’excuse. Justement, elle avait la même attitude qu’elle avait lorsqu’elle était une enfant. Elle en était encore une, une enfant, au mieux une adolescente, mais rien de plus. Elle n’agissait pas comme une adulte. Elle ne suivait pas les promesses qu’elle tenait, parce que sinon, elle serait déjà là depuis une demi-heure, au moins. Ne pensait-elle pas qu’elle risquerait de l’inquiéter, en plus ? Ne se doutait-elle pas que sa mère se trouverait là, sur ce canapé à l’attendre, en se demandant ce qu’elle pouvait bien faire ? Elle ne suivait pas les limites qu’elle se fixait, alors il fallait bien que quelqu’un le fasse à sa place. Et c’était à elle de le faire, parce que c’était elle sa mère. Olivia savait qu’elle la couvait peut-être trop, elle savait qu’elle était trop protectrice dès qu’il était question de sa fille. Jusque-là, Nirvana n’avait jamais fait de grosse bêtise. Elle se tenait bien. Elle continuait à aller en cours, à travailler. Elle n’était pas une mauvaise fille. Au contraire, elle était fière d’elle. Mais c’était justement parce qu’elle avait une mère exigeante qu’elle était comme ça. Si elle s’était montrée laxiste, la jeune fille aurait vite fini par dévier, exactement comme elle l’avait fait elle-même. Elle n’avait pas envie que le même schéma se reproduise. Elle n’avait pas envie que sa fille devienne comme elle. Nirvana méritait mieux. Elle méritait de découvrir la vie, petit à petit. Elle voulait la voir réussir, la voir tomber amoureuse, peut-être même pleurer un chagrin d’amour, avant de se consoler dans les bras de ses amis. Ou mieux, dans les siens. Elle méritait de connaitre tout ce que la vie avait à offrir. Tout ce que, elle, elle n’avait pas connu. Bien sûr, la jeune femme ne regrettait pas la vie qu’elle avait auprès de sa fille. Elle était son trésor, tout ce qu’elle avait. Et c’était pour cette raison qu’elle tenait tant à la préserver. Elle désirait simplement qu’elle ait une vie heureuse. Malheureusement, elle avait l’impression qu’elle n’en prenait pas la voie. Elle avait une attitude désinvolte, naïve. Si elle ressemblait à sa mère lorsqu’elle était ado, elle était très différente de celle-ci au même âge. Elle n’avait aucune responsabilité, aucun problème d’argent, de travail, ou de baby-sitter à gérer. Elle n’avait qu’une chose à faire, c’était s’occuper d’elle-même. Mais, visiblement, elle le faisait mal. Sinon, elle ne sortirait pas si souvent. Sinon, elle resterait sur le droit chemin. Poussant un soupir, Olivia se leva finalement et se dirigea jusqu’à la pendule accrochée au mur de la cuisine avant d’y ôter la pile qui s’y trouvait. Ce bruit ne faisait que l’énerver davantage. Ouvrant le réfrigérateur, elle voulut en sortir une bouteille de vin pour se servir un verre. Sauf qu’elle entendit subitement le son d’une voiture. La rue était calme, déserte à cette heure. Alors elle se doutait qu’il s’agissait de sa fille. Retournant rapidement au salon, elle la vit alors ouvrir la porte, visiblement de bonne humeur. – Tu as vu l’heure qu’il est ?! s’exclama-t-elle en guise de salut. Effectivement, il y avait mieux. Seulement, là, maintenant que sa fille était rentrée, l’inquiétude laissait place à la colère. – Tu m’avais dit que tu rentrerais à trois heures, Nirvana. Je te rappelle que tu as un examen demain ! Tu comptes y aller dans cet état ?!

C’est vrai qu’elle était exigeante, plus que la plupart des parents. Depuis toujours, en plus. Même lorsque Nirvana était encore à l’école primaire ou au collège, elle avait toujours été très claire sur tout ce qui concernait la discipline. La jeune femme avait donné des habitudes très strictes à sa fille. Elle dormait à des heures fixes, elle se réveillait à des heures tout aussi rigoureuses, même le week-end. Elle était aussi contrainte de faire ses devoirs sans perdre de temps. Et si en grandissant, elle avait forcément eu davantage de libertés à ce niveau, Olivia tentait malgré tout de conserver une certaine rigueur. Et sortir jusqu’à pas d’heure en pleine semaine, la veille d’un examen, ce n’était pas du tout sa définition de la rigueur. On pouvait se dire qu’elle était excessive, c’était indéniable. Elle donnait l’impression de vouloir contrôler les moindres faits et gestes de sa fille… Et pourtant, ce n’était pas le cas. Elle cherchait simplement à la préserver. La protéger de la vie et ses malheurs, c’était tout ce qu’elle voulait. Peut-être qu’elle ne s’y prenait pas bien. Peut-être qu’à trop vouloir s’éloigner du modèle familial qu’elle avait reçu, elle était partie dans un autre extrême. Mais il valait mieux trop, que pas assez. Le proverbe se vérifiait, tout simplement parce que malgré tous les reproches qu’elle pouvait bien lui faire, Nirvana était une bien meilleure personne qu’elle ne l’avait été elle-même. Même si elle était irresponsable et parfois immature, elle n’avait pas dépassé les limites qu’elle-même avait franchies très tôt. Seulement, elle avait tellement peur que cela change, Olivia. Elle avait l’impression que la jeune fille lui filait entre les doigts. Elle s’échappait de leur maison, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Et ça lui faisait peur. Elle ne le montrait pas à Nirvana, mais elle était morte de peur à l’idée qu’elle finisse par se laisser entrainer dans un chemin qui ne lui était pas destiné. Morte de peur à l’idée qu’elle finisse par se détacher d’elle, aussi. Elle était tout ce qu’elle avait, tout ce qu’elle n’avait jamais eu. Et les années passant, elle savait qu’approchait l’échéance, ce moment où elle verrait sa fille quitter la maison, la quitter elle. Mais elle réfutait l’idée à chaque fois qu’elle venait à son esprit, refusant d’y penser. C’était bien plus facile de la traiter comme une enfant, du moins bien plus facile pour elle… Et, une fois de plus, elle n’allait pas déroger à la règle. Alors sans prendre la peine de laisser une seconde à Nirvana, à peine celle-ci avait franchi la porte de leur demeure, que sa mère avait commencé à s’offusquer, évoquant l’heure qu’il était. Et en guise de réponse… Elle vit la jeune femme se mettre à rire. Elle se fichait d’elle, en plus ? Son attitude désinvolte la mettait plus en colère encore. - Ce n’est pas le moment de rire, Nirvana. rétorqua-t-elle d’une voix sèche, l’invitant d’ores et déjà à se calmer. Elle avait vu l’heure, donc. Alors, pourquoi n’était-elle pas déjà en train de dormir ? Précisément, pourquoi fallait-il qu’elle ne suive aucune de ses promesses, même les plus simples, bon sang. – Ça te sert à quoi de me dire une heure limite si tu ne la respectes pas ?! reprit-elle sans cacher son agacement. Croisant les bras sans la quitter des yeux alors que la jeune fille déposait ses affaires, elle secoua nerveusement la tête, comme pour se retenir de se mettre à crier. Il était inutile d’ameuter tout le quartier. Mais… Elle la rendait dingue, avec cette nonchalance, cette façon de se ficher d’elle. – Et tu vas dormir quoi, deux heures ? Tu crois que ça va te suffire ? Tu crois que tu vas être efficace dans cet état ?! Je croyais que tes études étaient importantes pour toi ! Elle n’allait pas la laisser tranquille, non. Elle était furieuse contre elle, et elle n’allait pas se priver de le lui faire comprendre.

C’était probablement sa faute en fin de compte. Elle devrait essayer de lui parler, de lui exprimer tout ce qu’elle ressentait, toute cette peur qui l’habitait à l’idée que sa fille ne devienne ce qu’elle-même avait été. Mais elle n’était pas comme ça, Olivia. La vie ne lui avait pas appris à être comme ça. Elle était renfermée, réservée sur ses sentiments. Depuis longtemps, elle avait l’habitude de garder pour elle tout ce qui envahissait son esprit mais surtout son cœur. Elle avait été élevée par un père presque toujours absent, et qui, les rares fois où il était là, n’était pas du genre à partager de grande conversation avec sa fille. Meurtri par la perte de la femme qu’il était, il n’avait pas pris conscience assez tôt qu’il avait une enfant qui comptait sur lui. Olivia avait tout fait pour être différente avec Nirvana. Elle avait cherché, au contraire, à être toujours là pour elle, pour chaque problème qu’elle rencontrait, chaque histoire qu’elle avait à raconter. Du professeur qui l’horripilait, au garçon qui lui plaisait, en passant par les querelles entre amies, elle avait tout suivi durant longtemps, justement pour que sa fille ne ressente jamais cette sensation de ne pas compter pour sa mère, de ne pas pouvoir compter sur sa mère. Elle avait été présente pour elle, on ne pouvait pas dire le contraire. Elle s’était montrée attentionnée, bienveillante et surtout responsable avec Nirvana. Sur ces points, elle était parvenue à se détacher de l’image familiale qu’elle avait connue. Mais elle n’avait pas pris conscience que cela ne faisait pas tout. Elle ne s’en rendait toujours pas compte à vrai dire, restant aussi difficile à cerner que son père quant à ce qu’elle ressentait. Elle aimait sa fille, et pensait que celle-ci le savait. Elle avait tout fait pour elle, n’était-ce pas une preuve suffisante de tout l’amour qu’elle éprouvait pour elle ? En l’occurrence, non, parce que la jeune fille était envahie de doutes qu’elle ne soupçonnait même pas. Et sur les craintes dont elle était submergée, elle n’avait tout simplement aucune envie d’en faire part à la belle brune. Elle n’avait pas à supporter les peurs ou les doutes de sa mère, c’était elle qui avait besoin d’elle, non l’inverse. C’était là une conception étroite de la relation entre une mère et sa fille qu’elle avait. Mais qui partait d’une bonne intention, celle de ne pas être égoïste. Sauf qu’elle faisait une erreur, Olivia. Elle ne le comprenait pas, mais à vouloir à tout prix le meilleur pour sa fille, elle était simplement en train de lui donner l’impression qu’elle n’était pas à la hauteur de ses attentes. Ce qui arrivait, une fois de plus. Une énième soirée, une énième dispute. C’était devenu une habitude, même si elle ne parvenait pas, justement, à s’y faire. Elle se doutait bien que Nirvana aurait voulu échapper à cette scène, mais certainement pas des raisons de celle-ci. Parce qu’elle ne parlait pas beaucoup plus qu’elle, Nirvana. Comme si c’était une tradition familiale, de taire ce qu’on ressentait. Mais la colère était bien plus facile à exprimer que la peur ou la souffrance. – Tu sais très bien que même trois heures, ça me semblait bien trop tard en pleine semaine, et là en plus, tu es en retard. Tu ne t’es pas dit, peut-être, que tu pourrais être responsable, une fois dans ta vie ? lui reprocha-t-elle, sans vraiment faire preuve de délicatesse. Elle était trop furieuse, pour ça. Elle ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle avec elle, Olivia. Quand elle-même avait dépassé toutes ces limites, elle l’avait fait parce qu’elle avait besoin de se sentir exister, de ressentir enfin quelque chose… D’ouvrir les yeux à son père, aussi. Mais Nirvana n’avait pas besoin de tout ça… Ça la rendait folle de voir sa fille agir de cette façon, alors qu’elle avait tout pour réussir dans la vie. Elle était trop exigeante, certainement, mais bon sang elle n’avait même pas conscience de la chance qu’elle avait. Elle avait toutes les cartes en main pour avoir une vie des plus heureuses, mais non, elle préférait se cantonner à sortir tous les soirs. Elle en était venue à parler des études de la belle, celles qui semblaient si importantes pour elle, mais qui ne devaient pas l’être tant que ça, non. Et elle était parvenue à la faire réagir, cette fois. – Ça compte pour toi ? Tu as une drôle de façon de le montrer ! rétorqua-t-elle spontanément alors qu’elle la regardait prendre un médicament. Bien sûr. – Tu as bu, en plus. De mieux en mieux. reprit-elle d’une voix un peu plus calme, mais non moins furieuse pour autant. Aux paroles de la fêtarde, elle détourna le regard quelques secondes. Elle ne comprenait vraiment rien. – Je ne tiens pas à ce qu’on se dispute, c’est toi qui fais tout pour ! ajouta-t-elle avant de prendre une inspiration, comme pour se détendre, et reprendre finalement d’une voix un peu plus douce. – Ecoute, tu devrais aller te coucher, oui. Que tu dormes au moins quelques heures. Parce que, malgré tout, c’était à son bien-être qu’elle pensait en premier.

Nirvana n’était plus une enfant, c’était indéniable. Elle grandissait, elle s’émancipait, et un jour elle serait probablement complètement indépendante. Seulement, elle était toujours sa petite fille à ses yeux. Elle était toujours celle qu’elle voulait préserver du reste du monde, et elle le serait surement toute leur vie. Etait-ce un mal ? Etait-elle si invivable ? Elle voulait simplement donner à Nirvana toute l’attention, la présence et la protection qu’un parent était censé offrir à sa fille. D’autant plus qu’elle n’avait pas l’impression que la jeune femme soit suffisamment armée contre le monde qui l’entourait. Elle était insouciante, légère, bien trop pour la société dans laquelle elle vivait. Elle avait grandi dans un quartier agréable à Brooklyn et étudié dans des écoles prestigieuses, à l’abri du besoin. Elle ne connaissait pas les dangers du monde dans lequel elle vivait. Imprudente et inconsciente petite Nirvana, comment aurait-elle pu la laisser être livrée à elle-même ? Elle avait peut-être une vision trop candide de sa fille, mais c’était l’impression qu’elle lui donnait, avec cette nonchalance qu’elle lui montrait jour après jour. Olivia ne comprenait pas ses agissements, tout comme la jeune fille n’avait surement aucune idée de ce qu’elle ressentait. Une incompréhension, des non-dits, et beaucoup de disputes, c’était leur quotidien, un cercle vicieux qui se reproduisait encore et encore. Elle ne pouvait pas être responsable. C’était bien ça le problème. Elle voulait s’amuser, elle voulait en profiter, parce que, comme elle le disait si bien, « elle n’avait qu’une vie ». Une gamine, c’était tout ce qu’elle était. Elle affirmait avoir vingt-deux ans, mais elle agissait simplement comme une adolescente en pleine rébellion. – Mais tu t’entends au moins ? Tu dis que tu as vingt-deux ans mais tu te comportes comme une ado ! Tu crois que ça me fait plaisir de t’engueuler comme une gamine ? Si tu savais te montrer responsable, je n’aurais pas à agir comme ça ! rétorqua-t-elle avec une pointe de colère dans la voix. A son âge… Elle avait trente-six ans, bon sang. Elle se sacrifiait pour elle, elle s’oubliait, elle avait même mis de côté ses désirs ou ses rêves, pour elle, et voilà ce qu’elle récoltait. Une fille ingrate qui allait finir par gâcher toutes les opportunités qu’elle avait eu tant de mal à lui offrir. Secouant la tête aux paroles de sa fille, l’avocate plongea à nouveau son regard dans le sien pour lui répondre. – Non, non, je ne comprends pas, en effet. Je ne comprends pas que tu sois prête à rater une épreuve importante alors que ça te tient soi-disant tant à cœur. Elle l’écoutait… Mais elle ne l’entendait pas. Si une oreille extérieure avait été témoin de la scène, elle aurait surement décelé chez l’étudiante ce que elle, aveuglée par leurs rancœurs, avait tant de mal à voir. Elle ne se rendait pas compte de la pression qu’elle pouvait lui mettre, parce qu’elle l’avait toujours fait pour son bien. Et plus jeune, Nirvana ne s’en plaignait pas. Elle avait toujours été fière d’elle, et elle l’était encore. Mais elle avait la sensation désagréable que sa fille lui échappait, et ça lui faisait peur. Elle ne répondait même pas à certaines de ses paroles, elle s’en fichait. Elle ne cherchait pas non plus à réfléchir au fait qu’elle avait peut-être inquiété sa mère, ou au fait que celle-ci n’agissait que dans son intérêt. Non, elle était trop immature pour ça. Restant silencieuse, elle la sentit la bousculer. Quelque chose qu’elle n’aurait jamais fait, avant. Elle lui manquait, la douce et gentille Nirvana. Elle n’était plus une petite fille, et malgré l’impression qu’elle donnait, sa mère s’en rendait parfaitement compte. Elle avait tenté de calmer un peu l’atmosphère, mais visiblement sa fille ne suivait pas. Et c’était Olivia qui cherchait à se disputer ? – Alors quoi, c’est ça que tu veux ? Une mère qui ne se préoccupe pas de toi, qui te laisse « t’amuser » et « vivre ta vie » hein ? Non, je suis désolée Nirvana, je ne vais pas te laisser faire n’importe quoi sans réagir !

L’incompréhension, c’était bien la seule chose qu’elles partageaient en ce moment. Elles parlaient, elles criaient même quelque peu, mais c’était comme si les mots ne parvenaient pas de l’une jusqu’à l’autre. Elles ne savaient plus discuter comme elles avaient pu le faire par le passé. Chacune avait son point de vue, chacune était bornée, et au fond, aucune des deux ne cherchait vraiment à se mettre à la place de l’autre. Olivia avait essayé, pourtant. Elle s’était remise plus d’une fois en question, se demandant si le problème ne venait pas d’elle. Elle n’était pas aussi assurée qu’elle en donnait l’impression, pas quand il s’agissait de son rôle de mère. Elle n’était peut-être pas prête à voir Nirvana grandir, après tout elle-même était encore si jeune, trop jeune pour voir déjà sa fille devenir indépendante et s’en aller. A l’âge où certaines devenaient mères, elle avait presque la sensation que sa fille se détachait déjà d’elle. Elle avait toujours ressenti cette différence d’âge si faible entre elles. L’assumer n’avait jamais été facile face aux autres. Souvent, lorsque Nirvana n’était qu’une enfant, on avait tendance à la prendre pour sa grande sœur plutôt que pour sa mère. Quelque chose qui l’avait toujours déstabilisée. Mais chez elles, à partir du moment où elles étaient seulement toutes les deux, ce trouble en elle disparaissait. Elle n’avait jamais eu l’impression d’être sa grande sœur, parce qu’elle le ressentait de tout son être… Elle était prête à tout pour elle, prête à tous les sacrifices, comme seule une mère pouvait le faire. Mais par la même occasion, elle avait aussi certains désirs pour elle, et irrémédiablement des attentes, des attentes que Nirvana ne comblait plus depuis quelques temps. Elle ne cherchait pas à la juger, ni même à lui faire du mal. Tout ce qu’elle voulait, c’était qu’elle ait le meilleur, rien de plus. Et par la même occasion, elle exigeait d’elle le meilleur aussi. Et quand elle la voyait passer plus de temps à danser et boire en boîte de nuit qu’à réviser ses examens, quand elle l’entendait lui parler si mal… Elle sentait la situation la dépasser complètement, elle sentait Nirvana lui échapper. Et elle détestait ça, Olivia. Mais plutôt que laisser transparaitre ses craintes ou son mal-être, elle préférait laisser éclater sa colère. C’était tellement plus facile, d’exprimer sa colère. Pour sa fille aussi, probablement. Trop coincée. C’était tellement faux, tellement loin de la réalité. Elle comprenait plus qu’elle ne le croyait son besoin de sortir s’aérer l’esprit. Elle l’avait vécu, plus intensément encore. Mais elle n’était plus comme ça, tout du moins elle ne voulait plus être comme ça. Elle avait tout mis entre parenthèses, elle s’était brimée, pour sa fille. Et c’était tellement ironique, maintenant, d’entendre celle-ci lui reprocher d’être trop coincée. Enfin, elle préférait largement qu’elle ait cette vision d’elle qu’une autre. – Sans doute. J’étais trop occupée à m’occuper de ma fille moi, à cet âge-là. lâcha-t-elle spontanément, avant de le regretter aussitôt. Elle ne voulait pas dire des mots de ce genre… Elle ne voulait pas donner l’impression à Nirvana qu’elle avait mal vécu cette vie-là. Cela n’avait pas été facile, non. Mais elle avait fait le choix d’être mère, et elle essayait simplement de tenir cette promesse qu’elle s’était faite lorsqu’elle avait découvert qu’elle était enceinte. Prenant une inspiration, elle reprit d’une voix un peu plus calme. – Je ne doute pas de tes capacités … Mais je veux juste que tu ais les meilleures chances pour le réussir. Elle ne savait même pas pourquoi elle s’obstinait à poursuivre cette conversation qui n’aboutissait à rien. Elle ne se sentait même pas mieux d’évacuer sa colère, en fait elle était même blessée par l’attitude de Nirvana. Blessée par ses paroles tranchantes. Elle savait faire mal quand elle le voulait, si bien que l’avocate garda le silence. Elle avait cette sensation de ne pas reconnaitre son propre enfant, et c’était réellement perturbant. Elle devrait peut-être se résoudre à l’évidence. Sa petite fille si adorable et si parfaite était devenue une femme, avec sa personnalité, ses défauts, et elle en avait le droit. Mais c’était trop dur… Elle déposait les armes, Olivia. Surement parce que, malgré sa colère, les mots de la jeune fille lui faisaient peur. Elle avait très bien compris ses insinuations, tellement qu’elle préféra ne rien dire, ne voulant pas prendre le risque d’arriver au point de non-retour. Elle en était réduite à ça, se taire par peur de voir sa fille partir. C’était… Pitoyable. Baissant les yeux, dos à elle, elle ne disait plus rien et pensait qu’elle allait finir par monter s’enfermer dans sa chambre. A la place, elle sentit bientôt sa main contre son épaule, ce qui la poussa, presque avec hésitation, à se tourner vers elle pour plonger son regard dans le sien. Elle fut surprise de l’entendre s’excuser… Elle savait que sa fille était lunatique, mais elle ne s’y attendait pas. Elle était malgré tout blessée par tout ce qu’elle lui avait dit, seulement la jeune femme faisait un premier pas vers elle. Se forçant à esquisser l’ombre d’un sourire, l’avocate prit délicatement sa main dans la sienne et la serra, juste une seconde. – C’est bon… Ne t'en fais pas. Tu devrais aller dormir. murmura-t-elle avant de la regarder monter les escaliers.

Elle ne se sentait pas bien, Olivia. Elle avait le sentiment de faire mal quoi qu’elle fasse avec elle. Elle jouait peut-être à merveille les mères autoritaires et intransigeantes, mais parfois elle rêvait de lâcher prise, elle aussi. Sa vie était remplie de responsabilités, et un jour elle allait probablement craquer. Mais pas ce soir. Saisissant son sac à main pour y attraper son paquet de cigarettes, elle sortit à l’extérieur de la maison pour s’en allumer une. Elle ne fumait pas, ou plutôt elle ne fumait plus vraiment. Sa fille ne savait même pas qu’elle le faisait d’ailleurs. Mais, parfois, elle en avait besoin. Fermant les yeux en inspirant une première bouffée de nicotine, elle sentit cette douce sensation de bien-être l’envahir durant quelques secondes. Elle sentait la colère s’évaporer, mais cette peur de perdre Nirvana se faisait d’autant plus ressentir. Jetant un coup d’œil à sa montre, elle constata qu’il était quatre heures passé. Génial, elle était censée se réveiller dans deux heures. De toute manière, elle savait très bien qu’elle n’allait pas réussir à dormir, contrairement à sa fille qui devait déjà être plongée dans les bras de Morphée. Eteignant sa cigarette, la jeune femme lança le mégot dans le jardin du voisin – on fait avec ce qu’on a – pour éviter que Nirvana ne le trouve. Et finalement elle rejoignit son lit. Elle parvint à dormir au bout d’une bonne demi-heure, mais très vite le réveil sonna.

Le lendemain, la jeune femme se réveilla, extrêmement fatiguée. Pourtant, une demi-heure plus tard, elle semblait fraiche et reposée. Merci le maquillage. Déjà habillée et préparée, elle se souvenait encore de la dispute qu’elle avait eue la veille avec Nirvana. Ses paroles lui revenaient sans cesse. Déjà qu’elle avait la sensation qu’elle lui filait entre les doigts, c’était encore pire. Alors, finalement, elle décida de lui préparer un petit-déjeuner. Jus d’orange, gaufres au chocolat et aspirine. Aux alentours de sept heures du matin, elle rejoignit la chambre de sa fille. Déposant sans bruit le plateau près de sa table de chevet, Olivia la regarda durant quelques secondes. Elle ressemblait à un ange quand elle dormait… Elle avait même du mal à la réveiller. Mais caressant délicatement ses cheveux, elle murmura d’une voix douce. – Nirvana, ma puce…

C’était La situation était si fragile entre elles, si chancelante. Olivia avait parfois cette sensation d’être en équilibre sur un fil, comme un acrobate en pleine séance sauf que… Elle n’avait rien d’une gymnaste, et sa fille non plus. Elles avaient deux tempéraments forts, deux tempéraments qui cohabitaient depuis toujours mais qui se confrontaient de plus en plus l’un à l’autre. Et elle avait cette peur horrible qu’un jour, cette relation qui ne tenait qu’à un fil soit finalement éclatée. Elle ne pourrait pas le supporter, elle le savait. Nirvana était la seule chose qui comptait vraiment dans sa vie, la seule chose dont elle ne pouvait pas se passer. Elle préférait mourir, plutôt que de vivre sans elle. Alors, elle s’énervait, elle s’emportait, elle criait même, parfois. Mais elle serait bien incapable de laisser leurs relations se ternir sans rien faire après une dispute. Alors, elle revenait toujours. Et si elle ne le faisait pas, c’était sa fille qui s’en chargeait. Quoi qu’on puisse dire, il y avait un amour indéniable, démesuré et fusionnel entre la mère et la fille. Peut-être favorisé par le faible écart entre leurs âges, peut-être favorisé par le fait qu’elles étaient seulement toutes les deux, surement un peu des deux. Elles n’avaient jamais eu une relation traditionnelle. Nirvana avait dormi durant des années dans son lit avec elle, sans savoir si c’était pour rassurer l’esprit de la fille ou réchauffer le cœur de la mère. Olivia était une femme assurée, et forte en apparences. Mais elle était à la simple merci d’un rejet définitif de celle qu’elle avait mise au bout. Pourtant, paradoxalement, la jeune femme ne cherchait pas à arranger la situation. Elles réglaient les conflits déclencheurs, mais jamais le problème au fond. C’était elle, le problème. Elle était trop stricte, trop exigeante, trop. C’était son attitude à elle qui avait engendré celle de la jeune fille, même si désormais, on pouvait dire qu’elles étaient toutes deux responsables lors de leurs disputes. Nirvana avait cessé de faire des efforts, probablement pour lui faire comprendre qu’elle lui en demandait trop, mais sa mère comprenait tout l’inverse, et n’en devenait que plus autoritaire. Un cercle vicieux, une situation bloquée, qui n’avait pour seule raison que ce cruel manque de communication entre elles. Elles partageaient beaucoup de discussion, elles conversaient énormément, mais jamais sur leur relation. C’était le plus facile, d’oublier le matin, leur dispute de la veille. Comme en ce moment même. A peine avait-elle vu le visage paisible de la belle, Olivia avait senti son cœur se réchauffer dans sa poitrine. Elle préférait tellement la voir comme ça. Là, elle n’avait pas l’impression qu’elle lui échappait. Là, elle n’avait pas la sensation que son petit ange avait disparu. C’était, presque, comme avant, et ça faisait du bien parfois. La réveillant finalement avec beaucoup de douceur, elle sourit instinctivement en l’entendant la saluer, mais sentit ses yeux s’humidifier lorsqu’elle la prit dans ses bras. Elle la serra dans ses bras avec douceur mais intensité, comme pour s’en imprégner. Parce qu’elle ne savait pas quand est-ce qu’elle aurait le droit au prochain câlin. Nirvana avait l’air si… Si jeune, là. La fêtarde exubérante et délurée de la veille avait disparu, pour quelques instants tout du moins, laissant place à cette jeune fille adorable qui la faisait fondre. – Ce n’est pas grand-chose. Tu as besoin d’autre chose ? demanda-t-elle finalement alors qu’elles se détachaient doucement l’une de l’autre. Plongeant son regard dans celui identique de sa fille, Olivia lui adressa un petit sourire à ses paroles. Elle avait l’habitude de très peu dormir, depuis toujours en plus. Et plus encore depuis qu’elle était devenue mère. Alors que Nirvana, elle, était habituée à plus d’heures de sommeil. – Non, ça va. C’est plutôt à moi de te poser cette question. lui renvoya-t-elle d’une voix calme cela dit, ne voulant pas entrainer une nouvelle querelle entre elles. Approchant le plateau de petit-déjeuner d’elle pour lui donner accès à ce dont elle avait envie, la belle reprit alors la parole. – Si tu veux, je peux te déposer en voiture à ton examen.