Fire meet gasoline

D'ici, on n'entend pas les bruits de la ville. Les gens sont chez eux, la nuit est calme. Plus calme qu'au travail. Plus calme qu'aux bars où les odeurs d'alcool se mêlent aux odeurs humaines. Ça fait du bien, parfois, de prendre l'air comme ça, de s'éloigner un moment du monde. Peut-être que je peux étirer ce moment, peut-être que je peux les laisser se démerder, rien qu'une nuit, mon téléphone en mode avion pour ne pas troubler le silence qui s'étire sans fin apparente. La bouteille de rhum entre mes doigts me tient compagnie, piètre locutrice mais excellente amie. Depuis plusieurs dizaines de minutes, ce « peut-être » n'est qu'une farce, parce que je sais parfaitement qu'il est peu probable que j'y retourne, et tandis que je lève la bouteille pour boire, je suis forcé d'admettre qu'il m'est impossible de croire un instant que cette possibilité est sur la table.
Mon bras retombe doucement, mes mains viennent caler le rhum entre mes cuisses le temps que mes doigts fouillent mes poches à la recherche du paquet de cigarettes que j'ai entamé un peu plus tôt dans l'après-midi. Distraitement, j'attrape l'une d'entre elles et la glisse entre mes lèvres, mon briquet suivant le mouvement.
Sa voix interrompt mon geste, me forçant à lever le regard vers elle, un sourcil haussé. D'un coup d’œil rapide, je l'observe de bas en haut avant de finalement faire rouler la pierre pour permettre à la flamme d'allumer l’extrémité de ma clope. La lumière éclaire rapidement mon visage alors que je tire dessus, relâchant finalement la fumée pendant que je me redresse un peu, mon dos heurtant le dossier du banc.
Pas vraiment. Mais la compagnie ne me dérange pas non plus.
D'un geste vague de la main, je l'invite à s'asseoir à côté de moi. Il ne sert à rien de faire comme si elle n'avait pas l'intention de discuter. Après tout, il est peu probable qu'une jeune femme aborde un homme de nuit comme ça juste pour demander s'il ne se sent pas trop seul.
Et elle semble ne pas te poser problème non plus. Rhum ?
Quitte à ne plus être seul, autant ne pas boire tout seul.
Qu'est-ce que tu fais là à cette heure ?
Elle semble bien jeune. Elle n'a pas l'air d'une lycéenne, mais même les étudiantes dans le supérieur traînent peu seules de nuit dans ce parc.

Fire meet gasoline

Elle n'hésite même pas une seule seconde, et ça m'arrache un sourire. Les gens décidés, comme ça, c'est toujours sympa à voir. Je récupère ma bouteille, prenant une gorgée à sa suite alors qu'elle me rejoint sur le banc, commençant à me fixer. Elle répond sans ciller à ma dernière question, sans même se cacher sur le pourquoi du comment. Honnêteté qui peut être bien déstabilisante, mais qui a un certain charme. Peut-être qu'elle a l'habitude. Peut-être qu'elle aborde régulièrement les gens la nuit, comme ça. Peut-être que c'est moi qui devrais m'inquiéter, dans le fond, de me retrouver assis à côté d'elle. L'idée m'arrache un léger rire, la fumée de ma cigarette s'échappant par à-coup de mes poumons.
Encore une fois, elle y va franchement, posant sans un doute les questions qui fâchent, comme on dit. Je laisse le temps s'écouler un peu avant de reprendre la parole, penchant très légèrement la tête alors que je la fixe, ses yeux toujours dans les miens.
J'imagine que « parce que » est une réponse enfantine et insuffisante ?
Mes lèvres s'étirent autour de ma cigarette, ce sourire en coin présent quelques secondes avant que mes doigts ne viennent récupérer ma clope distraitement.
C'est agréable de venir s'asseoir ici, une bouteille à la main, alors que le parc profite du silence nocturne. La vie ici peut vite devenir étouffante, alors se trouver un endroit où décompresser devient rapidement une nécessité.
J'ai arrêté de compter le nombre de soirs que je peux passer ici, ou ailleurs, avec ces fameuses bouteilles, mais clairement, Central Park de nuit a depuis des années un effet apaisant sur moi, sur mes nerfs, ce qui est loin d'être une mauvaise chose.
On peut dire que c'est une de mes manières de « m'évader », si tu veux. Tu dois bien comprendre ça, non ? Même si boire seule dans ce genre d'endroit n'a pas l'air d'être dans tes habitudes, sinon tu ne poserais pas la question...
Ma pauvre mère, qui m'a toujours dit de ne pas parler aux inconnus, serait bien déçue de me voir m'épandre comme ça devant une jeune fille qui m'a adressé la parole pour la toute première fois une poignée de mots auparavant. Elle serait bien triste de me voir là, assis à picoler comme si de rien n'était. Mais il y a bien d'autres choses pour lesquelles elle manquerait de faire une attaque, celle-ci étant bien pâle en comparaison.
Je pourrais me mettre à la taquiner un peu, à lui demander quand est son couvre-feu, où sont ses parents, mais ce serait beaucoup de peine pour pas grand-chose.
C'est quoi ton nom ?

Fire meet gasoline

Je me demande brièvement si elle est du genre facile à convaincre. Elle a l'air, répondant à chacune de mes questions, à chacun de mes gestes sans le moindre signe d'hésitation, me laissant croire qu'elle serait du genre à sauter si on le lui demandait. Mais l'impression qui ressort davantage de tout ça, c'est celle qui me pousse à penser qu'elle serait prête à dire oui à tout ce que je peux bien lui sortir, pour la même raison qu'elle s'est arrêtée là en me voyant. C'est peut-être arrogant de ma part de penser que je peux avoir la moindre emprise sur elle, mais j'ai terriblement envie de tester l'eau, de voir si j'ai raison, de voir si quelques mots de ma part peuvent effectivement avoir une quelconque influence sur ses réactions. Après tout, il suffit de dire que je viens là le soir pour picoler, et elle s'empresse de répondre qu'elle devrait peut-être revenir, alors qui sait ?
Enchanté, Nirvana. Moi, c'est Holden.
Je glisse de nouveau ma cigarette entre mes lèvres, libérant ainsi ma main droite, avant de la lui tendre, à la fois par habitude, à la fois par humour, le geste peu nécessaire dans ce genre de situation.
Alors, Nirvana, qu'est-ce que tu me racontes de beau ? Qu'est-ce que tu faisais ce soir, avant de rentrer chez toi ? Quel est ton jardin secret à toi ? Parle-moi un peu de toi, vas-y. Rhum ?
« Jardin secret »... Ça n'est pas un terme que j'utilise particulièrement, et il sonne étrange dans ma bouche... Encore une fois, je tends la bouteille vers elle. Je devrais surement éviter, je risque de donner l'impression de vouloir la rendre saoule, mais c'est plus machinalement que je le fais, parce qu'on m'a toujours appris à partager et que ça n'est pas maintenant que je vais renier mon éducation.
Je finis par caler mon bras sur le haut du dossier du banc, tournant mon torse dans sa direction et l'incitant d'un vague geste de la main à commencer son récit alors que la fumée quitte mes poumons pour se faire très distinctement remarquer dans l'air rafraîchi de ce Central Park nocturne qui nous sert point de rencontre ce soir. Je pourrais rester silencieux, à attendre qu'elle fasse quelque chose, qu'elle dise quelque chose sans la moindre incitation de ma part, mais l'intérêt ne me frappe pas vraiment.

Fire meet gasoline

Rien de spécial. Aucun récit. Les mots se font rares de son côté, alors qu'elle se contente de répondre de manière concise. Clairement, elle est loin du moulin à paroles, me laissant un peu sur ma faim alors qu'elle nie doucement de la tête pour refuser l'alcool que je lui tends. Bon, bien, je le garde pour moi, donc, ce rhum. Pas que ce soit vraiment un souci. Machinalement, je finis par fermer la bouteille, la posant par terre à côté de l'une de mes jambes, libérant au moins l'une de mes mains. Main que je passe quasiment immédiatement dans mes cheveux, laissant le silence s'étirer, les bruits ambiants suffisamment présents pour que l'absence de musique ou de conversation, de vie presque, ne laisse pas de frissons courir le long de mon dos.
Pas de jardin secret ? Rien de spécial ? Et c'est comme ça tous les soirs ? Pas de barathons avec tes amis ? Pas de folles soirées étudiantes ? D'ailleurs, qu'est-ce que tu fais de ta vie ? Tu es étudiante, non ?
J'essaye de la pousser un peu, de lui délier la langue, question après question. J'essaye de lui arracher plus qu'une simple phrase, de voir ce que ça peut donner quand elle se lâche un peu, quand elle se laisse parler. Peut-être qu'elle ne le fait pas, qu'elle ne peut pas le faire. Mais j'ai quand même envie de tenter. Après tout, elle est là, elle l'a voulu, ne pas profiter de l'occasion serait dommage, non ?
Non, non, attends, laisse moi deviner ! Tu fais.... De la photo ? Tu écris ? Je chauffe, ou j'en suis loin ?
J'accompagne le tout d'un sourire, sachant parfaitement que je passe pour le mec intrusif, celui qui insiste pour savoir. Mais je suis loin d'être le premier a avoir commencé, alors on peut presque considérer qu'on est quittes.
Quoi que si tu n'as pas de « jardin secret », tu dois sûrement être dans un domaine moins artistique, quelque chose dans lequel tu dois moins pouvoir te réfugier ? Quelque chose de plus classique... Mais je ne te vois pas dans l'économie... Alors dis moi, Nirvana, qu'est-ce que tu fais de tes journées ? Qu'est-ce qui peut bien occuper tes heures, quand tu n'es pas juste chez un ami ?