« Take me away. Set me on fire. There's no other way... »
- Allez, vas-y... touche.
Au fond de moi, je savais que c'était mal. De là à vous assurer que j'avais pleinement conscience qu'il s'agissait là d'attouchements sexuels et que c'était puni par la loi, je ne pense pas. À treize ans, les jeunes filles ne pensent pas à ça. D'ailleurs, j'ai toujours autant de mal à croire que certaines, à cet âge, tombent enceinte en ayant été consentantes. C'est pour moi impossible. À cet âge, on n'est pas conscient de ce qu'est réellement l'acte sexuel. C'était la première fois. Mes parents étaient partis à la maternité pour provoquer la naissance de mon petit frère, et avaient donc fait appel à leur meilleur ami et futur parrain de mon frangin, Mike, pour rester avec moi cette nuit. J'adorais vraiment Mike. On s'entendait très bien, et je pouvais lui parler de tous mes problèmes, tout ce que j'avais parfois un peu peur de dire à maman. Autant vous dire que la perspective d'une soirée seule avec lui m'enchantait : j'avais un petit copain depuis peu, et je voulais aaaabsolument en parler avec quelqu'un, car mes parents, eux, n'en avaient rien à cirer. « A ton âge, on pense à l'école. Les copains, j'en veux pas avant que tu sois sortie du Lycée ». Mike, lui, ne s'en fichait pas. Il m'écoutait attentivement et était de bon conseil. Mais aujourd'hui, je ne comprenais pas où il voulait en venir. On était dans ma chambre, et d'un coup il a sorti son... son machin et voulait que j'y touche.
- Il faut te préparer à ce que tu pourrais faire avec Lucas. C'est l'occasion rêvée, non ?
Mais enfin, je n'avais aucune envie d'aider mon copain à tenir son truc pendant qu'il pissait ! Et puis même, pourquoi sur
mon lit ? Il était dingue ou quoi ? En tout cas, il avait l'air déterminé. Voyant mon air dégoûté, il m'attrapa les deux mains et me força à les poser sur... vous m'avez compris. C'est à ce moment que je compris qu'il ne s'agissait pas d'uriner, et décidai de devenir tout à fait passive à ce qu'il se passait. Je le laissai faire ce qu'il voulait avec mes mains, priant juste pour que ça finisse vite. Au bout de quelques interminables minutes, un liquide chaud coula sur ma peau et je compris que c'était terminé. Je me sentais sale, j'avais envie de vomir.
Sans dire un mot, il est parti. De toute la soirée, je n'ai pas osé sortir de ma chambre. Elle n'était pas verrouillée, je n'avais pas de clé, et la perspective qu'il pouvait rentrer à tout moment et recommencer me tenaillait. Cette boule dans l'estomac ne me quitta pas jusqu'au lendemain, quand mon père est revenu et que Mike est parti.
Ce petit jeu a duré plusieurs années. Ça s'est terminé quand je suis devenue assez franche pour refuser et moi-même menacer, à vrai dire. Au début, plus je m'énervais, plus ça l'excitait. À force de recevoir des coups là où ça fait mal, il a arrêté. Mais entre temps, j'étais devenue son bout de viande. La plupart du temps, il passait à l'acte quand mes parents n'étaient pas là et qu'il venait nous garder, mon frère et moi. C'était l'enfer, et il me répétait sans cesse de ne rien dire à personne, que c'était notre secret et que de toute façon, personne ne me croirait. Personne...
« It killed a part of me that was raging. The pain is gone, the denial... »
- Ce sont des accusations très graves, Jade.
Ben oui. Bravo, je le savais que c'était grave. Accuser un professeur d'université d'attouchements sexuels et de viol sur mineure, bien sûr que c'était grave. J'avais d'ailleurs parfaitement conscience qu'il risquait de passer le reste de sa vie au fond du trou, mais au fond, je n'en avais rien à cirer. Cet homme avait gâché mon adolescence. N'avais-je pas le droit de lui gâcher la vie en retour ?
- M'man, je te le dirais pas si c'était pas vrai.
Elle n'avait pas l'air convaincue. Parce que je ne pleurais pas, peut-être ? Aucune idée. Ceci dit, je venais d'avouer à ma mère que son meilleur ami était pédophile. Pas facile à avaler. Tellement difficile, d'ailleurs, que la seule chose qu'elle avait été capable de me répondre après cela m'avait scotchée et continuait, des années plus tard, de me choquer :
- Ta crise d'adolescence n'en finit pas. Tu ferais n'importe quoi pour te faire remarquer. Arrête de dire des conneries, maintenant, et change d'attitude. Il est temps de grandir.
QUOI ? Ah oui, j'oubliais. J'avais passé une adolescence horrible. Peu joyeuse et très renfermée, je n'avais pas d'amis et sortais rarement de ma chambre. Quand j'acceptais de mettre les pieds dehors, c'était généralement en pleine nuit. Plus d'une fois, ma mère m'avait surprise à rentrer très tard – ou plutôt très tôt -, me soupçonnant donc de sortir en boite. En fait, j'allais juste courir. Et quand je ne courais pas, je me baladais en plein centre de Dublin, là où il y a le plus d'animation : le quartier du Temple Bar. Je n'entrais nulle part. Généralement, je me posais sur un banc et j'observais la joie des gens, les enviant plus que je ne voulais bien l'admettre.
- Papa,... murmurai-je alors, désespérée.
L'un d'eux allait bien me croire ! Faire quelque chose, me laisser une chance, parler à Mike... m'emmener au poste de police. J'avais dix-neuf ans, j'étais majeure et vaccinée, je pouvais donc me déplacer moi-même jusqu'au poste de police. Mais si je n'avais personne derrière moi, pourquoi ? Ça ne servirait à rien.
- Jade, tu ne sais plus quoi inventer. Je ne peux plus me permettre de te faire confiance. Je l'ai trop fait, tu comprends... Je l'ai trop fait.
C'est à ce moment là que j'ai compris que les prochaines années seraient longues, très longues. J'avais encore quatre ans à tirer à l'école d'arts, et ensuite je pourrais me casser. Entre temps, j'ai mis de l'argent de côté, en cachette. Je dansais dans un bar, le soir. Je n'en parlais à personne, évidemment. C'est à ce moment là que j'ai commencé à déconner avec le sexe. Plus qu'un boulot, je prenais plaisir à me trémousser devant des hommes. Et même si mon contrat m'interdisait d'avoir des relations sexuelles avec les clients, je profitais bien trop des séances privées et n'hésitais pas à rentrer chez moi avec tous les intéressés. Et les intéressées.
« Je t'aime, Harry. Tu me donnes l'impression d'être une personne. Tu sais, comme si j'étais vraiment belle. » Requiem for a Dream.
Quelle conne j'avais encore été. À chaque fois qu'il m'appelait, j'accourais au quart de tour. Je le savais qu'il se fichait pertinemment de moi, que j'étais juste une fille de plus, du moins j'en étais persuadée. Et puis, il n'était pas le seul pour moi, non plus. Mais après tout... avec lui, je me sentais bien. Tellement bien que même après deux semaines sans nouvelles, au premier coup de téléphone, j'avais sauté dans la voiture et l'avais rejoint. Pour vous remettre dans le contexte, ça faisait deux ans que j'habitais Montréal, maintenant, et j'avais trouvé dès mon arrivée un petit job de barmaid dans un bar francophone. J'y avais d'ailleurs appris le français en quelques semaines seulement, et j'étais parfaitement bilingue. C'était un bar à concerts, d'influences principalement metal, et ça m'arrivait parfois de jouer avec un groupe ou l'autre, quand on avait besoin de moi. En plus de mon diplôme de violoniste (et l'agrégation me donnant le droit d'enseigner le violon), j'avais appris de moi-même les percussions ainsi que la plupart des instruments à cordes, principalement la guitare et la basse. Il m'était donc facile de remplacer n'importe qui pour n'importe quoi. Et le jour où je l'avais rencontré, je remplaçais son bassiste. Il était batteur, vous savez. Et pas très bien dans sa peau. Je ne savais pas grand chose de sa vie, mais on voyait qu'il n'était pas bien. On s'était parlés toute la soirée. Une fois la demi-heure de concert terminée, j'avais repris mon service. Il était resté jusqu'à la fermeture, avait beaucoup bu, et j'étais retournée avec lui dans son appartement. Inutile de vous expliquer comment la nuit s'est terminée, mais mon expérience de strip-teaseuse avait dû lui plaire, vu qu'on continuait de se voir, parfois. Enfin, il n'était pas au courant de mon passé, je ne donnais aucun détail. Et là, c'était pareil. Excusez moi le vocabulaire, mais après un orgasme fulgurant, je m'étais écroulée à côté de lui et m'étais, presque involontairement, blottie contre lui. J'aimais beaucoup ça, chez lui. Sa douceur. Il m'arrivait parfois d'espérer qu'il m'embrasse, mais... non. Je n'étais pas amoureuse, non, gardez vos remarques. L'amour, ça ne me connaît pas. Il était un bon coup, vachement mignon, super doux et il n'y avait pas un poil de méchanceté chez lui... mais je n'étais pas amoureuse.
- Jade ?, chuchota-t-il.
- Mmmh ?
Cette voix... elle m'avait manqué, mine de rien, pendant ces deux semaines. Une voix grave et chaude, apaisante. Je gardais les yeux fermés, la tête dans le creux de son épaule.
- T'es géniale, répondit-il en anglais.
C'était reparti. Son accent me faisait fondre. Et j'aimais ça. J'aimais vraiment beaucoup ça. Mais d'un autre côté... je le maudissais d'avoir une telle influence sur moi. Je n'eus cependant pas le temps de le haïr en silence : il se retourna sur moi, me mordilla le lobe de l'oreille, et à nouveau, un frisson d'envie parcourut tout mon corps...