Sauf qu'à mes treize ans, alors que le soleil annonçait prématurément son come-back, qu'il faisait 20 degrés en plein mois de mars, mes soeurs et moi avons été informés que notre père avait été arrêté pour traffic de stupéfiants, il avait été choppé lors d'une embrouille causée par le traffic en question. Et apparemment c'était pas la première fois que la police le remarquait, jamais ils ne l'avaient attrapé en pleine faute auparavant mais ils gardaient un oeil sur lui. Notre mère a rapidement suivi le mouvement, parce qu'elle était en faute également, et quasiment autant que lui. On a appris ce jour-là que notre mère ne travaillait plus à son restaurant depuis longtemps, qu'elle s'affairait à bosser dans ce qui payait réellement en revendant régulièrement dans le quartier. Bref, il a suffit aux flics de fouiller l'appart et de trouver le double fond de l'armoire pour avoir de quoi les envoyer en prison pendant une dizaine d'années. Et c'est ce qu'ils ont fait.
En un clin d'oeil, tout avait basculé, ma soeur jumelle et moi nous étions retrouvés comme dans une boule à neige qu'on avait agitée, d'un coup tout s'emballe, on ne voit plus rien, tout tourne dans tous les sens, et le destin nous laisse étourdis, assis sur le lit de notre nouvelle maison, chez notre tante du côté paternel, à Phoenix, en Arizona (ville d'origine de notre père), où nous avons été envoyés pour continuer notre scolarité dans les meilleures conditions. Notre soeur ayant déjà terminé le lycée, elle resta à Londres.
C'est là que j'ai commencé à réellement forger ma perssonnalité. "La lune et le soleil, on va dire : un enfant enfermé dans ses livres et sa musique, dans son imagination, son monde et ses rêves, ou alors une bête de soirée qui sauterait sur tout ce qui bouge. Pas de modération, aucun juste milieu. Pour moi, le but, c'est l'extrême, c'est la vie, c'est aucun compromis. Pour moi la vie c'est de tester des gens dans la rue en m'accrochant à leurs pieds en bégayant un discours n'ayant aucun sens, c'est de rentrer dans un bâtiment au hasard et d'exploser le bouton pour l'alarme incendie, c'est de traverser l'autoroute en courant parce que y a que ça de vrai. Mais y a pas que la pratique, pour apprendre la vie. Y aussi la théorie : et lire des philosophes ou des supers auteurs comme Monsieur Rimbaud, c'est bonne école." Ma soeur jumelle, elle était sur la même voie, comme d'habitude. Le déménagement nous avait bien plus rapprochés de toute façon.
Puis, un an et demi plus tard, coup de fil. Boum. Maman est partie au ciel, rejoindre toute la clique des gens morts qui manquaient à la terre depuis leur disparition. Notre grand-mère au téléphone a bien expliqué ce qu'elle avait compris (ou déduit, parce que bon on lui a pas servi une liste de toutes les faiblesses du système sur un plateau d'argent non plus), overdose, parce que oui, en prison, bien sûr qu'ils sont pas sevrés, et qu'ils sont capables de se procurer de quoi planer.
Là ça a été la chute libre. Pendant un moment ça allait pas très fort, ni pour ma soeur ni pour moi. Cette année là elle est un peu effacée de notre mémoire, elle est comme une très très vieille photographie en noir et blanc et trop floue pour qu'on y voie quelque chose. La photographie a fini par regagner ses couleurs et sa netteté en quelques années quand même, mais sans jamais réellement retrouver son éclat. La mort d'un parent, ça chamboule vraiment beaucoup trop de choses dans la tête.
Alors là, les résultats scolaires aussi ils se sont cassé la gueule. Toujours on s'efforçait de les maintenir pour qu'ils ne deviennent pas catastrophiques, ou juste pour essayer de se dire qu'on finira le lycée bientôt. Ma soeur et moi on passait notre temps à chercher de quoi s'évader aussi hein, on peut pas nous blâmer. Une promesse qu'on s'était faite en tout cas : jamais d'héroïne. Papa en prison, maman morte, les deux malheureux, avec une vie pourrie : jamais on leur manquerait de respect en reproduisant des erreurs si sérieuses.
Puis la fin du lycée est arrivée. Le diplôme on l'a eu au ras du cul, mais on l'a eu quand même. Notre soeur aînée venait de quitter Londres, depuis longtemps elle voulait déménager à New York une fois certains objectifs atteints dans sa vie. Notre tante chez qui on vivait à Phoenix, elle était bien gentille, mais bon, quatre ans c'était déjà quatre ans de trop. Ma jumelle et moi on préférait largement notre grande soeur à cette vieille bique. Alors, une fois l'été passé, on a plié baggages et on s'est retrouvés à New York. Là j'ai commencé à étudier les mathématiques, je sais pas ce que j'en foutrai dans ma vie mais c'est un sujet qui me plaît énormément et pour lequel je suis doué. Manier les chiffres, toujours apprendre ce qu'on peut faire de plus avec eux, les formules et les problèmes à régler, boucler la boucle, même si ça mène à rien, parce que dans le fond c'est pas moins abstrait que des simples mots dans un bouquin. Une passion comme une autre. L'adaptation s'est faite vite, rien qu'après un seul déménagement ça devient plus facile de toute façon. Le quartier, l'ambiance, tout ça, c'était sympa. Et ça l'est toujours. Je préfère quand même largement Phoenix, ou la côte ouest, sur laquelle on voyageait quelquefois avec notre tante. Mais maintenant qu'on est là on y reste.
Bref, pendant un moment, une année à vrai dire, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu'à ce que j'apprenne que ma soeur jumelle avait eu la très sage idée de briser notre promesse. Celle selon laquelle, tout était permis, sauf l'héroïne qui avait gâché la vie de nos parents, et un peu la notre en conscéquences. Et là, il y a eu un éclatement, ça a été la troisième guerre mondiale. Je l'ai interceptée alors qu'elle allait sortir de sa chambre, je l'ai agressée, je crois j'ai jamais eu autant la haine de toute ma vie. Evidemment, elle, elle voyait pas où était le mal. C'était juste quelque fois, pour essayer, s'amuser, se détendre. Je lui en ai foutu une. Elle a valsé contre le mur, puis y a plus eu aucun mot, de moi à elle ou de elle à moi. Elle a fait son sac et s'est tirée, et moi j'en étais très heureux. Je l'ai pas revue depuis, et j'ai une haine contre elle qui pour l'instant a l'air inéluctable, et l'idée de lui pardonner n'est toujours pas d'actualité. Ma soeur aînée a des nouvelles, mais je ne lui demande pas. Elle fait ce qu'elle veut maintenant, elle est grande, elle a pris son propre chemin. Chacun ses choix, chacun sa vie et tout le monde se porte bien.
Sauf que la rage accumulée un moment, elle déborde. La rage contre les parents de jamais avoir eu la responsabilité de se dire, stop, j'ai des enfants, faudrait que je m'en sorte un jour. La rage contre les responsables de la prison qui ont jamais rien fait pour limiter le traffic de drogue à l'intérieur. La rage contre celui ou celle qui a vendu à ma mère la dose de trop. La rage contre toute la merde autour de moi qui les a poussés à tomber là-dedans. La rage contre ma soeur, de m'avoir trahi, et d'avoir trahi nos parents plus ou moins. La rage d'être seul et de ne plus savoir quoi faire.
Alors merde, moi aussi un jour j'ai essayé. Et réessayé. Puis c'est devenu une échappatoire indispensable, nécessaire et de plus en plus régulière. C'était le paradis pendant un petit moment, j'ai compris par la suite à quel point le mécanisme de la dépendance psychique est vicieux et sournois, et je me suis rendu à l'évidence, au final, je ne valais pas mieux que ma soeur, mon père et ma mère réunis. Mais au point où j'en étais j'en avais plus rien à foutre. Si c'était la suite logique à l'histoire, pourquoi lui mettre des batons dans les roues ? Si je pouvais survivre à tout ça, bien. Si il fallait que je crève comme ma mère un jour, tant pis. Je me le disais clairement : "ce monde n'a plus rien à m'offrir, et moi j'ai jamais rien eu pour lui". Alors, comme c'était écrit de toute façon, voilà comment les premiers mois de mes dix-neuf ans je les ai foutus en l'air, entre traînasser jusque tard dans la rue, rester des heures à rien faire, puis quand l'alerte rouge de la crise de manque commence à se déclencher, il faut se bouger, parce que là y a pas de temps à perdre, et faut profiter d'être encore en bon état pour se donner les moyens de se réapprovisionner pour replonger dans la douce torpeur, la magnifique et très convaincante illusion de plus rien, de rêve tout cotonneux qu'est l'état dans lequel nous envoie cette poussière de fée.
Et puis ma soeur aînée, un jour, a commencé à être plus présente pour moi. Puis elle a réalisé très rapidement. Alors elle a tout pris en main. Y a eu le sevrage, j'ai pas eu le choix, j'avais pas envie de passer par là, plus rien ne comptait vraiment, et j'étais persuadé que ça serait comme ça pour toujours. Les plus longues nuits de ma vie en tout cas, l'enfer sur terre surtout quand la motivation y est pas. La douleur omniprésente, un état pitoyable, j'aurais donné n'importe quoi pour que ça s'arrête immédiatement. Mais au final, il a suffi d'attendre un peu pour que ça passe. Et une fois que c'était passé, il manquait un problème à régler : celui de la dépendance psychique.
Et voilà, dans les grandes lignes, où j'en suis aujourd'hui. Je suis juste un pauvre taré paumé dans un monde de fous qui essaie de trouver sa place. Qui provoque et qui l'a toujours la rage. Qui est conscient d'avoir des problèmes mais qui va rien faire pour les résoudre. Pour l'instant, pour éviter de blesser ma soeur aînée, je me tiens loin de tout ce qui est drogue dure (sauf à occasions exceptionnelles, on peut pas me demander la lune non plus), mais je suis bien au courant que je suis rien de plus qu'un abruti qui s'est battu avec sa soeur jumelle, pour rien au final. Parce qu'aujourd'hui je sais pas où elle en est, mais j'en suis probablement pas à un meilleur stade qu'elle.
Je suis juste un adolescent qui fait toujours sa crise, que tout révolte. Un gamin qui est fasciné par la vie comme par la mort. Qui cherche son chemin, qui évite tout le monde, fait genre de mépriser tout le monde, mais qui a sûrement besoin de quelques personnes au final.