- « - hé, May’, pourquoi tu portes
toujours des lunettes de soleil ?
- pour faire parler les cons.
- …j’ai pas compris.
- c’est parce que ça marche. »
Moi, tu vois, j’ai grandi simplement, dans une p’tite baraque sans prétention. J’ai grandi simplement, entourée de gens simples qui bouffaient des repas simples et qui avaient des ambitions simples. Bah ouais, ouais, je rêvais de devenir coiffeuse à table, quand j’parlais de ma journée à mes parents devant nos assiettes de carbo en boite. Ouais, j’ai jamais trop voulu être princesse, astronaute ou magicienne. J’m’en foutais, en fait. Et mes parents, qu’est ce qu’ils s’en foutaient aussi, faut dire. Te méprends pas, on en a parlé mille fois, tu sais qu’j’ai jamais manqué de rien. J’ai eu de l’amour à plus savoir quoi en foutre, de l’attention à en étouffer, du soutien à en crever, j’ai toujours été cette petite gosse mignonne et heureuse de vivre que les autres parents aimaient bien inviter aux anniversaires de leur marmaille parce que j’étais drôlement sympathique.
C’est marrant hein… « drôlement sympathique ». C’que ça fait pompeux, bordel. Ouais, j’étais rigolote, j’étais un p’tit boulet, une petite catastrophe qu’on maudit deux secondes et qu’on pardonne parce qu’elle a de grands yeux ciel et de jolies boucles blondes. « Drôlement sympathique » tu m’en fais un beau toi, de drôlement sympathique. C’est bien vos mots à vous, là, les mecs friqués. « Drôlement sympathique ». Oui, parce que nous, bouseux, on mérite un peu de gentillesse, un peu de douceur, un peu de compassion. C’est ça qu’t’as eu, hein, avoue, c’est ça qu’t’a eu Max, quand on s’est rencontrés. Hein ? Pas vrai ? Allez Max réponds. C’est ça qu’t’as eu pour moi. D’la compassion. Compassion de mes couilles ouais. Tu te rappelles quand on s’est rencontrés ? Quand j’bossais nuit et jour pour pouvoir payer mon appart’, ma bouffe, mes clopes et les croquettes pour le chat. Tu t’rappelles ? Réponds bordel. Bien sur tu t’rappelles.
Attends, j’ai pas fini. Le problème quand t’es « drôlement sympathique », c’est qu’un jour où l’autre, tu grandis, puis là, on vient voir tes parents pour te dire que si t’es pas méchante, t’es quand même un peu turbulente. Tes parents entendent « vous êtes certains que votre fille est pas hyperactive ? ». Ils font non d’la tête et ils sourient. Ils prennent la compassion des gens comme toi, qui les détaillent de haut en bas et qui croient tout mieux savoir qu’eux. Non, qui « croivent » d’ailleurs. Parce que oui putain, on dit qui « croivent » si on a envie. J’m’en fous qu’ce soit moche et que tes potes grincent des dents quand j’le sors, ce putain de mot à la con. J’m’en fous t’entends ? Puis d’ailleurs, j’m’en fous de ce qu’ils pensent, tous dans leurs costumes à one million dollar avec leurs mallettes Vuitton de tapettes. J’m’en fous.
Tu t’rappelles quand s’est rencontré, à quel point tu t’en foutais, toi aussi, que j’dise « croive », que j’pisse la porte ouverte, que j’porte des jeans trop moulants et des hauts trop courts. Tu t’rappelles, à l’époque, comme tu t’en foutais de tout ce que j’faisais. Attends, me coupe pas. C’est pour ça. Tu t’rappelles que c’est pour ça, que t’as commencé à avoir envie d’moi. J’avais beau être une tâche, qui vendait des bouquins le matin, qui distribuaient des cocktails l’après midi et qui geekait sur WOW le soir, j’étais moi, et contrairement à tous ces pauvres mecs qui t’entouraient, moi, j’étais vraie.
J’me souviens, quand on s’est cherchés pendant longtemps. Les virées à la plage en moto, les sorties ciné en loucedé, les restos planqués, les bisous volés. T’étais heureux Max, tu t’souviens d’ça, pas vrai ? A cette époque là, j’me disais encore que c’était pas bien, qu’on devait pas faire ça. A cette époque là ça m’arrivait encore, le soir, quand tu pionçait chez moi, de me dire que ta blonde devait être bien malheureuse là bas. A cette époque là j’me disais encore que j’étais une salope et que tôt ou tard ça finirait par me retomber sur le coin d’la gueule. Et puis j’crois qu’j’ai fini par oublier. Ouais, j’ai oublié. C’était tellement bon Max, j’te jure. Tes coups d’reins, tes murmures. C’était tellement beau tes promesses, tes idées, et toute la tendresse de ces soirées. J’ai fini par oublier, tout, pas juste ta blonde, non, mais le monde. J’ai zappé le monde, tout le monde, pas juste le mien, pas juste le tien, tout. J’en avais plus rien à battre de tout, t’étais celui autour de qui tout gravitait, celui avec qui tout allait. Et ça allait bien, ça allait tellement bien.
J’avais dix-neuf ans Max, et tu sais quoi j’avais la vie devant moi, mais j’en avais rien à foutre moi, d’ma vie, si j’pouvais pas la passer avec toi. J’avais besoin de toi, de tes mots, de tes regards, de ta patience, de ton expérience. J’avais besoin d’comprendre tout ce qui s’présentait à moi, et que tu m’expliques tout ça dans les moindres détails. J’avais la terre à mes pieds et tout à y faire et tu m’as offert la mer en plus. J’avais dix-neuf ans, et tu m’as tout donné, tout. J’suis devenue la putain de princesse que j’avais jamais rêvé d’être mais bordel, qu’est c’que c’était bon !
J’te l’ai jamais dit, j’suis désolée, bien sur que non j’te l’ai jamais dit. Mais t’étais tout, t’étais le jour, la nuit, le soleil, la pluie. T’étais la clope post-orgasme en plein milieu de mes journées, les sourires gratuits pour éclairer mes soirées. Ouais t’étais tout ça. J’étais jeune et j’étais conne. T’as vu d’ailleurs j’aurais quand même mis presque trois ans pour percuter. Trois ans c’est long hein, pas vrai. J’t’en veux pas tu sais, c’était trois ans de minutes merveilleuses, de moments rien qu’à nous, de regards entendus, de secrets bien gardés, de retrouvailles enflammées… C’était trois ans de folie, tu sais. Trois ans pendant lesquels j’t’aurais bien demandé d’m’épouser, juste pour voir, pour déconner. Puis tu sais quoi j’t’aurais kidnappé et on s’rait partis, j’sais pas où, j’avoue. Au Cambodge. Ou en Bolivie. Ta gueule Max, putain. Laisse-moi finir, tu sais que j’supporte pas qu’on m’coupe la parole.
J’ai plus rien à foutre de c’que tu m’dis Max, vraiment j’en ai plus rien à foutre. J’veux plus rien entendre, t’entends. Evidemment qu’ça m’crève de te dire ça comme ça mais putain, Max, tu m’annonces que tu vas être papa ! Tu t’attendais à quoi ? Non mais tais-toi, j’veux même pas savoir. Tu sais quoi, ça fait trois ans, trois ans Max, que j’retourne le problème dans tous les sens et y a rien à faire, j’en viens chaque fois à la même conclusion. Fais pas cette gueule Max, pas à moi, t’as pas l’droit d’faire ça. Non, t’as vraiment pas l’droit. Regarde-moi putain, regarde-moi. T’as pas l’impression qu’t’en as assez fait ? Ça suffit maintenant. Ça suffit, c’est fini. T’as trente ans Max, t’as encore tout l’reste de ta vie. Et même si ça m’tue, même si ça m’bousille le cœur et tous mes putains d’organes tout autour, j’me barre Max. J’me casse.
J’veux plus t’voir, t’entends ? Plus jamais. C’est fini. Barre-toi maintenant. Casse-toi. J’veux plus d’toi. J’veux plus d’tes messages, j’veux plus d’tes bras, j’veux plus d’ton odeur imprégnée sur moi ni du gout d’ta peau qui reste dans mes draps. J’veux plus tout ça… Non m’touche pas. Laisse-moi. Tu sais quoi regarde, regarde : là. Ta vie elle est là. Sans moi. Sans tout ça. Y a plus d’toi. Y a plus d’moi. Oublie. Oublie qu’y a eu tout ça. Là tu vois, j’vais m’retourner. Et j’vais traverser la route tu vois. J’vais passer d’l’autre côté puis j’me retourn’rai pas. J’te ferai pas d’signe d’adieu. J’te sourierai même pas. Là tu vois, c’était notre dernière fois. C’était la fois ou j’reviens pas. »
Et puis j’me suis retournée. J’me suis retournée et j’ai traversé la route. J’suis partie en abandonnant mes inquiétudes, mes angoisses, mes doutes. J’suis partie. Ce soir là, dans le noir aveuglant de la nuit, j’suis partie sans réfléchir. J’ai fait mes valises, embarqué le chat et les deux trois affaires auxquelles je tenais et j’ai roulé, roulé jusqu’au matin sans réfléchir. Quand le soleil s’était enfin levé, j’avais fini par m’arrêter. J’avais pleuré pendant des heures, la gueule collée sur le volant trempée, des cheveux plein la bouche et la morve qui dégoulinait du nez. J’avais pleuré sans pouvoir me raisonner. J’avais pleuré. Désespérément. Impunément. Excessivement. Et finalement, en levant la tête du cuir moite, le logo Ford décalqué sur la tronche, j’avais compris. NYC. The dream City.