Vingt-heures trente. Olivia se trouvait toujours en plein travail malgré l’heure assez avancée en ce début de soirée. Elle savait que Nirvana sortait ce soir… Une nouvelle fois. Alors plutôt que passer la soirée chez elle à l’attendre, elle préférait rester au bureau. Cela éviterait peut-être, une fois n’est pas coutume, une dispute entre la mère et la fille. Travailler tard ne la dérangeait pas, au contraire. Le soir, tout était beaucoup plus calme. Pas de coup de fil intempestif, pas d’allées et venues au sein du cabinet. L’avocate appréciait cette ambiance reposante dont elle avait besoin pour travailler. Elle étudiait un dossier qui lui avait été confié quelques jours auparavant. Prenant connaissance des faits, la jeune femme avait déjà quelques pistes pour mettre en place une stratégie qu’elle exposerait plus tard à son client. Elle travaillait dessus depuis un petit moment déjà lorsqu’elle sentit la faim la gagner. Saisissant d’un geste machinal le téléphone posé sur son bureau les yeux toujours baissés vers son dossier, elle tapa le numéro du traiteur japonais du bout de la rue pour passer une commande. Elle, comme d’autres personnes de l’immeuble certainement, avait l’habitude de commander un plat lorsqu’elle restait un peu plus tard à son travail, de sorte qu’elle reconnaissait même le livreur désormais. Quelques minutes passèrent avant qu’elle n’entende son portable sonner, signifiant la présence du livreur à la porte du cabinet d’avocats. Elle attrapa dans son porte-feuilles de quoi le payer avant d’aller récupérer son repas. Ce ne fut qu’en retournant à son bureau qu’elle jeta un œil en direction de celui de l’un de ses collègues. Et pas n’importe lequel. Khonsou. Elle ne l’avait pas vu partir, et en vue de la lumière qui émanait de son bureau, il était toujours là, lui aussi. Déviant spontanément sa trajectoire, la belle partit dans sa direction. Tu devrais plutôt retourner travailler, Olivia. Pourtant, elle continuait son chemin. C’est le soir, il n’y a personne. Tu ne pousses pas un peu la tentation, là ? Posant sa main sur la porte, elle entendit à nouveau sa petite conscience la rappeler à l’ordre. Tu joues avec le feu, Olivia. Et elle tapa à la porte. Attendant un instant, elle finit par l’ouvrir pour se trouver face à Khonsou. Souriant directement en le voyant, la belle désigna le paquet au logo japonais qu’elle tenait dans la main. – Tu as faim ? demanda-t-elle innocemment, attendant déjà de savoir s’il avait mangé ou non. Elle espérait que non. Elle appréciait le jeune homme, sincèrement. Ils s’entendaient bien depuis leur rencontre, mais avec le temps un petit flirt s’était instauré entre eux. Elle ne savait même plus si cela venait de lui, ou d’elle à l’origine, mais ce qui était certain, c’était qu’ils semblaient tout aussi joueurs l’un que l’autre. Pourtant, Olivia avait un avis très clair sur ses relations professionnelles. Si elle aimait séduire, elle ne voulait pas mêler son travail à sa vie privée. Mais il fallait avouer que ce petit jeu entre eux était bien trop plaisant pour qu’elle arrête. Elle était une femme raisonnable, mais à dire la vérité, elle avait en elle cette flamme plus fougueuse, cette partie d’elle bien plus passionnée qui ne demandait qu’à sortir mais qu’elle retenait autant qu’elle le pouvait. Seulement avec Khonsou, la limite entre ces deux aspects de sa personnalité était un peu moins claire, peut-être parce que leur relation était elle-même trop ambiguë. Mais elle n’y songeait pas à cet instant. Ils se cherchaient, ils jouaient, mais ça n’avait jamais été plus loin.

Un léger sourire se dessina sur le visage d’Olivia à la vue qui s’offrait à elle. On pouvait bien dire ce qu’on voulait sur les bricoleurs ou les pompiers, ou n’importe quel autre métier, mais un homme concentré, derrière son bureau, ça avait un côté diablement sexy. A moins que ce soit lui qu’elle trouvait sexy, peut-être bien. Sortant de ses pensées, son sourire s’agrandit en entendant l’estomac de Khonsou répondre de lui-même à sa question. Elle n’était guère surprise. Si l’avocate était extrêmement consciencieuse dans son travail, elle avait vite remarqué que le jeune homme était encore plus méticuleux, voire même perfectionniste. Et elle savait ce que c’était, d’être plongé à tel point dans un dossier qu’on en oubliait le reste. C’était le signe qu’ils aimaient leur boulot. Et avec les heures incalculables qu’ils y passaient, il valait mieux. Contente qu’il accepte ce dîner improvisé, elle entra dans la pièce avant de fermer la porte derrière elle. Avançant jusqu’au bureau du jeune homme sans se faire prier alors que celui-ci le rangeait, Olivia sentit alors son regard s’attarder sur elle avant qu’il ne remonte les yeux pour croiser les siens. Envoutant. Si elle avait pu jusque-là faire taire sa propre conscience en se disant qu’il ne s’agirait que d’un petit repas imprévu entre deux collègues de travail aussi acharnés l’un que l’autre, elle ne pouvait plus vraiment se mentir. Pas face à ce regard appuyé sur elle, et encore moins face à ce qu’il provoquait en elle. Ce sentiment de satisfaction mêlé à ce léger trouble, comme pour l’interroger sur ce qu’elle était, celle qui charmait, ou celle qui était charmée. Probablement les deux, en fait. Baissant un instant les yeux vers le siège face à celui de Khonsou, elle posa le plat commandé sur le bureau mais continua pourtant son chemin jusqu’à l’autre côté du bureau, près de lui. Comme si, là-bas, sur le siège destiné à ses clients, elle était trop loin. Ce n’était pas un rendez-vous professionnel. Ce n’était pas non plus amical. C’était… Un jeu. Ils jouaient, sans en avoir l’air. Mais n’était-ce pas tout l’art du flirt, justement ? Jeux d’adultes, en définitive. Posant ses mains sur le rebord du bureau de l’avocat, la belle prit appui dessus avant de s’y asseoir. Croisant les jambes avec sensualité, son attention se dirigea à nouveau vers Khonsou alors qu’il prenait à nouveau la parole. A sa question, elle ne put s’empêcher de laisser un sourire en coin apparaitre sur ses lèvres. Elle était bien forcée d’admettre que l’idée de ce tête-à-tête lui était venue après avoir commandé. – Je crois bien qu’on va devoir partager. Ça ne t’embête pas ? demanda-t-elle d’un ton mutin avant d’approcher leur repas. Sortant le plat du paquet, elle le posa entre eux. Il contenait les spécialités japonaises habituelles. Sushis, makis, sashimis, et même ces brochettes dont elle ne se souvenait jamais du nom. Saisissant la seule paire de baguettes à leur portée, elle attrapa un sushi d’un geste précis – la force de l’habitude – avant de le porter jusqu’à ses lèvres pour le déguster. Il n’y avait pas à dire, c’était l’une de ses nourritures préférées. Tendant les baguettes à son interlocuteur pour qu’il puisse en profiter à son tour, elle reprit finalement la parole. – Tu sais, il faut que tu penses à manger quand même. Et à te reposer. Heureusement que je suis là pour nourrir monsieur… termina-t-elle d’une voix malicieuse, cherchant surtout à le taquiner. Même si, il était vrai qu’il lui donnait l’impression de privilégier son travail sur sa vie privée. Elle le comprenait, elle faisait la même chose. Mais elle avait sa fille, et ça lui permettait de sortir la tête de ses dossiers, parce qu’elle restait sa priorité. Mine de rien, ces petits instants volés auprès de Khon avaient également cet effet-là sur elle parce qu’elle les appréciait sincèrement.

S’installant d’ores et déjà auprès de son collègue de travail, Olivia n’attendit pas véritablement une réponse de sa part à sa question, celle-ci étant plus rhétorique qu’autre chose. Elle ne pouvait absolument pas dire qu’elle le connaissait à merveille, tout comme il y avait encore beaucoup de choses qu’il ne savait pas sur elle. Mais elle le connaissait assez pour savoir qu’il ne se formaliserait pas du fait qu’ils allaient devoir partager mets et baguettes. Un inconvénient qui n’en était peut-être même pas un s’il les poussait subtilement à une proximité qu’elle n’aurait pas avec n’importe laquelle des personnes avec lesquelles elle travaillait. Le laissant goûter à son tour à leur repas, la jeune femme laissa naturellement un sourire apparaître sur ses lèvres lorsqu’il se demanda à haute voix ce qu’il ferait sans elle. Elle ne savait pas précisément de quelle façon il vivait, bien qu’elle avait compris sans nul doute qu’il était célibataire. Si tel n’était pas le cas, elle plaignait la malheureuse qui devait subir son absence au quotidien. Mais si tel n’était pas le cas, il ne poursuivrait peut-être pas de cette façon ce petit jeu subtil, mais pas si innocent, qu’ils avaient instauré entre eux. Quoiqu’elle n’en savait rien, en fin de compte. – Peut-être bien. J’ai déjà commencé à te nourrir après tout ! Mais je ne suis pas sûre que je te laisserais réellement te concentrer sur ton travail. lança-t-elle d’un ton plus taquin qu’aguicheur, un léger sourire malicieux sur les lèvres. La preuve… Elle s’était immiscée dans son bureau, sur son bureau, alors qu’il semblait focalisé sur une affaire en cours. Olivia pouvait comprendre mieux que beaucoup cette volonté de réussir, ce besoin, aussi de se rassurer en se montrant aussi méticuleux sur son travail. Mais elle savait lâcher du lest, tout du moins… Quand sa fille était disponible, elle parvenait à oublier quelques minutes ses dossiers, ses clients, et ses procès. Elle culpabilisait presque, certes, mais elle y arrivait. Seulement l’avocate était bien forcée de s’avouer que dès l’instant où Nirvana n’était pas là, il n’y avait plus que le travail qui comptait à ses yeux, ou presque. Mais parce que ça lui convenait, réellement. Elle n’avait pas l’impression de passer à côté de sa vie, tout du moins si c’était le cas, ce n’était pas à cause de son métier. Elle avait simplement ses priorités, probablement au même titre que Khonsou. Le regardant un instant alors qu’il dégustait leur plat, la belle saisit les baguettes qu’il venait de lui tendre. Le voyant débuter sa phrase, le jeune homme ne la termina pas, arrêté par son téléphone portable. Olivia le laissa faire, en profitant pour saisir un nouveau sushi avant que ses yeux ne se relèvent à nouveau vers son interlocuteur. Sans mal, elle remarqua que ce qu’il avait lu l’avait déstabilisé, parce que son visage semblait s’être décomposé durant quelques secondes. Pas plus curieuse jusqu’à présent sur la provenance de son message, cette fois, elle se demandait ce qui pouvait bien le mettre dans cet état. S’excusant à son intention, il avait l’air d’essayer de se raisonner, de se reprendre, mais il était assez retourné pour qu’elle s’inquiète à propos de la raison d’un trouble aussi visible sur son visage. – On parlait du fait que je pourrais t’inciter à te reposer… répondit-elle distraitement à sa question, bien que le sujet lui semblait moins important que ce message qui semblait l’avoir réellement perturbé. En dehors de leur petit flirt, en dehors de toute séduction entre eux, Khonsou était quelqu’un qu’elle appréciait vraiment. Et quand on la connaissait, on pouvait sans mal comprendre que c’était plutôt rare. Les gens avaient tendance à vite l’agacer. Alors, elle n’était pas l’oreille la plus attentive qui soit, mais c’était différent avec ceux qu’elle aimait ou ceux qu’elle estimait. Ce fut donc d’une voix un peu plus préoccupée qu’elle prit à nouveau la parole, voulant s’assurer, dans le minimum, qu’il n’y avait rien de grave. Et, au mieux, connaître la raison qui l’avait poussé à avoir cette réaction, mais ça, elle ne savait pas s’il voudrait réellement le partager avec elle. – Le message que tu as reçu a l’air de t’avoir perturbé... Ce n’est rien de grave ? demanda-t-elle avec intérêt, mais courtoisie, lui laissant la possibilité de dire ce qu’il voudrait bien dire.

Le regard attentif, presque soucieux, elle l’observa se lever et s’approcher des placards de la pièce pour en sortir… Une bouteille de whisky. Alors, à moins qu’il ait prévu de la saouler, ce dont elle doutait, il devait vraiment être retourné par ce mystérieux message pour avoir ce réflexe-là. Mais, sans bruit, elle se contenta de hocher la tête en signe d’acquiescement pour qu’il lui serve également un verre. Cela ne lui ferait pas de mal. Ses paroles, quant à elles, ne faisaient que l’intriguer davantage, la poussant à se demander réellement ce que contenait ce message. Une plaisanterie de mauvais goût. Effectivement, ça n’avait pas l’air de le faire rire. En fait, elle n’avait pas le souvenir d’avoir déjà vu Khonsou aussi déstabilisé. Arquant légèrement les sourcils, elle le laissa poursuivre. Contemplant un instant le verre de whisky qu’elle tenait dans la main, elle tentait d’imaginer ce qu’elle aurait ressenti en recevant des informations au sujet de sa fille. Indéniablement, elle pouvait comprendre son désarroi. Il y avait certaines choses qu’il ne valait mieux pas savoir sur les proches qui nous sont le plus proches. Enfin, elle pensait ça, là, ce soir, en toute objectivité loin de ses préoccupations habituelles au sujet de Nirvana. Mais quand elle la voyait rentrer si tard ou se montrer si mystérieuse sur sa vie privée, elle changeait vite d’avis. Relevant les yeux vers son interlocutrice, Olivia reprit alors après un petit instant de réflexion. – Si ça te préoccupe, parles-en peut-être directement avec elle quand tu la verras. C’était sans doute ce qu’elle aurait fait, elle. Mais, hormis pour des questions d’ordre juridique, elle n’était pas certaine d’être la meilleure des conseillères qui soient. Son verre toujours à la main, elle finit par esquisser un léger sourire en entendant l’avocat admettre qu’il devrait peut-être effectivement lever un peu le pied. – Tu devrais plutôt trouver un moyen de te détendre en fin de compte. Il y en a de très efficaces, tu sais. lui rétorqua-t-elle, sourire mutin aux lèvres. Sous-entendu ou pas, c’était difficile de deviner. Mais, à sa question, elle se mit à sourire à nouveau, un peu plus franchement cette fois. Buvant quelques gorgées de la boisson alcoolisée, elle recula le verre et le posa sur son bureau avant de relever enfin le regard vers Khon. A la vérité, elle ne savait pas vraiment quoi lui répondre. Il n’avait pas tort, au fond. Elle se retrouvait au même titre que lui au bureau, à une heure où la plupart de leurs collègues étaient déjà chez eux, auprès de leur compagne, leur époux ou même leur chien. Peut-être qu’en réalité, elle serait comme eux, si elle avait quelqu’un. Il y avait sa fille, bien entendu. Mais sa fille grandissait et s’émancipait progressivement. Et lorsqu’elle n’était pas là, elle se retrouvait en toute logique seule. Elle ne le vivait pas non plus comme une fatalité. La vie de mère célibataire lui avait toujours convenue. C’était elle qui avait tenu à privilégier Nirvana sur tout le reste. Et cela leur avait permis de créer une relation extrêmement forte et fusionnelle, plus que celles de la plupart des familles. Leur différence d’âge si faible y était certainement pour quelque chose, aussi. Mais avant tout, si leur relation était si puissante, c’était parce qu’elle l’avait toujours fait passer avant tout, au détriment de tout. Seulement le temps passait, et elle commençait tout juste à se rendre compte que cela impliquait qu’un jour, elle se retrouverait seule, et pour de bon. Alors, bien sûr, c’était plus facile de se plonger la tête la première dans le travail plutôt que d’affronter un tel constat. Finalement, loin de ses pensées, Olivia choisit la légèreté d’une réponse simple. – En effet. Je ne vaux pas mieux que toi. admit-elle une pointe de malice dans la voix.