C'est cruel, un gosse. Et ça s'arrange pas en grandissant.
Quand on sort de l'élémentaire, à onze ans à peine, on se dit déjà qu'on va pouvoir prendre un nouveau départ, que les gens sont matures au secondaire, que, peut-être, on va enfin pouvoir avouer à Lucy qu'on est amoureux d'elle et de ses couettes depuis toujours, même quand elle suçait encore son pouce et que les autres garçons se moquaient d'elle à cause de ça. Et puis on se rend compte que le hasard nous a mis dans la classe du gros Steve, et alors on perd tout espoir et on laisse les cartes Pokémon au fond du sac. Au fil des années, on apprend à plus réagir aux insultes, on sait comment faire pour que les parents ne remarquent pas les bleus qu'on a partout à force de se faire pousser, voire tabasser, on commence à apprécier de manger tout seul, à la cantine. On se promet que dès qu'on le peut, on arrête l'école, mais d'ici là on fait des efforts, on sourit sur la photo de classe et on amène tous les jours des vêtements de rechange.
Mais le pire, c'est l'âge de la puberté. Quand tout le monde grandit, que les muscles se développent chez les garçons, que les corps des filles se vallonnent et que les voix s'aggravent, on a du mal à expliquer que si, on a déjà mué, et que non, on n'aura pas de seins, parce qu'on est un garçon, on s'appelle pas Lexis, merde. Et puis alors, même les profs s'y mettent : on nous refuse dans l'équipe de football en nous guidant vers les cheerleaders, on nous appelle mademoiselle en cours, et les excuses bredouillées changent rien du tout, noyées au milieu des rires de la classe. Alors bien sûr, on a quelques amis. Des amis par défaut, les reclus, les bizarres, les timides. On rigole avec eux, à l'école, on se soutient un peu, mais on les ignores dès qu'on passe les grilles du collège. Parce qu'on a beau pas parler beaucoup, on a beau avoir l'air d'une fille avec un truc en trop entre les jambes, on n'aime pas être tout seul pour autant, surtout quand le monde entier est contre nous.
Et puis un jour, ça éclate. Eh, Alexis il est gay ! Il aime les garçons, c'est pour ça qu'il se maquille ! Hahahaha, p'tit pd, en fait t'aimes ça quand j'te frappe, hein ? T'es amoureux de moi ? Aaahh, berk ! Arrête de me regarder comme ça ! Mais c'est faux. On est pas gay, on se maquille pas, et on est encore moins amoureux du gros Steve. Et pourtant, la rumeur se répand, on nous le crache dans les oreilles, tous les jours, tout le temps, tout le monde. Et puis quand un de nos potes, persuadé que c'est vrai, nous avoue ses sentiments, on commence à se poser des questions. Est-ce que c'est vrai ? Est-ce qu'on est gay ? Mais il suffit d'un regard vers les filles qui gloussent, les belles filles qui se moquent de nous, pour comprendre que non, on n'est pas gay, on est tout ce qu'il y a de plus hétéro. Mais pas pour eux.
Quand, enfin, on arrive au lycée, on a encore la naïveté de penser que cette fois, pour de vrai, ça va être différent. Et on fait tout pour. On répond plus aux messages des anciens amis parce qu'ils nous tirent vers le bas, on jette tous nos vieux vêtements qui ont l'air un peu trop féminins et on porte des trucs amples pour cacher qu'on n'a pas un muscle. On se laisse un peu pousser les cheveux, juste de quoi cacher un visage trop fin et prendre un air mystérieux. On rencontre les mauvaises personnes, ceux qui ont pas la carrure des sportifs mais qui sont pas sages pour autant, les camés, les rebelles, les voyous. On devient comme eux, on ignore les pleurs de maman, on ignore les menaces de papa, et on commence à avoir des mauvaises notes, on fait des expériences, on se donne pas de limites. Après quelques nuits dehors, on comprend enfin le Bronx, et on ose rendre son poing au gros Steve quand il nous l'envoie en pleine gueule. Et quand on pense enfin avoir mérité le respect du bahut, quand la brute chouine par terre avec le nez en sang, on se rend compte que c'est pas vraiment vrai en croisant le regard de Lucy et en devenant encore plus rouge que le sol taché. Alors on s'énerve contre soi-même, on essaie de faire pire, toujours pire, on devient soi-même le dealer, on obtient son diplôme de justesse mais de toute façon, l'école, c'est pas pour les voyous, alors on s'en fout. On rejoint finalement la bande du gros Steve, on se paie les services des filles faciles puisque les vraies filles, les belles filles nous voient que comme un mec mignon mais un peu chelou, l'ami gay qui s'assume pas trop mais à qui on raconte tous nos secrets. Et puis à force, on accepte, on prend ce qu'on nous donne, et puis comme maman pleure encore, on prend un petit boulot de merde dans une supérette pour la rassurer.
-Mec, ça te réussit pas l'alcool, hein ?
-...Nan, pas trop. »