13:59. Tu sonnes à la porte du grand et superbe appartement de monsieur Hill, ton père. Rosa vient t'ouvrir, un grand sourire illumine son visage dès qu'elle t'aperçoit. « Mademoiselle ! » Tu lui souris en réponse. « Dépêchez-vous, votre père vous attend... Il est assez... agacé. » Tu enlèves ton manteau et vas le déposer sur le porte-manteau, refusant de laisser Rosa le faire. Puis tu te diriges vers le salon, où se trouvent ton cher papa et ta peste de belle-mère, assis à table, déjeunant. « Anahi. Tu as finalement décidé de nous honorer de ta présence ? Mieux vaut tard que jamais. » lâche ton père avec un air impossible. Tu lui fais un grand sourire angélique sans rien dire, et t'assieds à table en face de lui. Rosa s'empresse alors de t'apporter ton assiette, tandis que ton cher papa adoré se sert un verre de vin, avant d'en proposer à sa nouvelle épouse. « Merci. » réponds-tu poliment à Rosa. Tu as toujours voulu lui épargner le plus de tâches possible, faisant beaucoup de choses par toi-même. Mais elle a cette fois-ci tenu à te servir elle-même, sans doute contente de te revoir « à la maison ». Tu attaques ton repas, que tu termines en moins de dix minutes, tant tu avais faim. Ton père te regarde avec un air désapprobateur, mais tu t'en fous. « Ca ne m'étonne même pas. Si tu avais eu la politesse de venir à l'heure, tu aurais mangé bien plus tôt. » te dit-il. Tu n'as même pas envie de lui répondre. Tu ne le regardes même pas, préférant observer tes ongles vert pomme. C'est dingue, ce que des ongles peuvent se montrer plus intéressants que ton propre père. « Et alors, tes études, Anahi, ça se passe bien ? » s'enquit Sophia, ta si gentille belle-maman. « Tu appelles ça des « études », toi ? » Tu pousses un énorme soupir en lançant un regard noir à monsieur Hill, avant de te tourner vers belle-maman, un grand sourire hypocrite sur le visage. « Oui, très bien, Sophia. J'ai l'autre jour eu à rédiger, un article très intéressant sur... » Tu es coupée en plein milieu de ta phrase par un monsieur Hill visiblement très irrité. « Je ne comprendrai décidément jamais pourquoi tu n'as pas choisi de faire du droit, comme ta sœur ! Du journalisme... N'importe quoi ! Ilse a un avenir, elle, au moins. » Et ça y est. Il remet le sujet sur le tapis. Il te provoque, une nouvelle fois. En évoquant ta sœur, encore, alors qu'il sait quelle relation explosive vous entretenez toutes les deux. Deux sœurs, tellement différentes. Ilse, la parfaite petite fille sage, qui a fait ce que papa voulait, qui gagne très bien sa vie. Ilse, qui ne s'est jamais retournée contre son père. Et Anahi, la rebelle, qui fait tout le contraire de ce que lui conseille son père. « On peut aussi réussir dans le journalisme ! » t'exclames-tu, incapable de te retenir, cette fois. Il a su toucher une corde sensible. Là où ça fait mal. Tes études te tiennent énormément à cœur, parce que, contrairement à ce qu'on pourrait croire, tu n'as pas choisi celles-ci uniquement dans le but de provoquer ton cher papa. Le journalisme t'intéresse et te passionne énormément, et tes études te plaisent beaucoup. Et si tu as pu étudier le journalisme, c'est grâce à ta mère. Même divorcée de ton père, elle est parvenue à le convaincre de te laisser faire ce que tu voulais. « Ah oui ? Et le salaire, tu y as pensé ? Tu reviendras vite à la maison, une fois que tu auras rencontré une difficulté. » Il semble tellement sûr de lui. « Alors tu ne crois pas en moi, c'est ça ? Dis-le. » craches-tu, énervée et incroyablement blessée. « Tu ne penses qu'à l'argent, toujours l'argent. Tu veux tout diriger, t'es qu'un égoïste, qui ne pense qu'à ses propres intérêts ! » Ton père se lève, rouge de colère. « Anahi Shiloh Rosemary Hill ! Tu ne vis peut-être plus ici, mais c'est moi qui te payes tes études, alors tu ferais mieux de me parler sur un autre ton ! » Il a pris son air menaçant, mais il ne te fait pas peur. Tu n'es plus une enfant. Tu es une adulte. Tu es capable de lui faire face, capable de réussir en tant que journaliste, capable de guérir d'une rupture amoureuse difficile sans en parler à ta famille, capable de gagner ta vie, seule. T'es plus forte qu'il ne le pense. T'as pas besoin de son soutien. Tu lui montreras. « Hill-Müller. J'veux même plus porter ton nom, celui de maman me suffit amplement. Elle me soutient, elle. » Et tu te lèves, et quittes la table, comme une furie. Tu attrapes ton manteau et ton sac à main, ouvres la porte puis la claques, avant de quitter l'immeuble. Toujours aussi joyeux, ces repas de famille du dimanche midi.
Tu sens un regard posé sur toi. Tu vois du coin de l'oeil, un garçon à ta droite, qui t'observe. Alors, instinctivement, tu finis par tourner la tête vers lui. « Jaeden ? » Un sourire étire tes lèvres. Tu prends ton verre et abandonnes un instant tes amies, pour aller t'asseoir à côté de lui. Il te sourit aussi, c'est un de ses sourires si beaux, si irrésistibles. Un des sourires qui t'a fait craquer pour lui, il y a quelques années maintenant. Jaeden et Anahi. Deux amis d'enfance, qui se connaissent depuis les bacs à sable, comme on dit. Deux enfants qui s'appréciaient, mais qui n'étaient pas forcément proches non plus. Les enfants de deux grandes amies. Jaeden et toi, ça fait donc presque vingt ans que vous vous connaissez. Tu t'es amusée avec lui aux poupées lorsque ses parents invitaient les tiens à dîner. Puis vous avez grandi, et vous vous êtes amusés d'une autre manière. Un jour, il y a eu une sorte de déclic. Dix bonnes années avaient passé. Dix années, et vous avez changé. Plus le même regard l'un sur l'autre. Une certaine ambiguïté s'est installée. Finis les jeux d'enfants, bonjour l'adolescence. Vous êtes sortis ensemble. « Qu'est-ce que tu deviens ? Tu avais quitté New York, non ? » tu demandes, avant de boire une gorgée de ton verre. Tandis qu'il te répond, tu l'observes discrètement – et distraitement ? –, et trouves qu'il a pas mal changé. En bien. Il était déjà doté d'un physique plutôt... agéable, la dernière fois que tu l'as vu. Mais maintenant... il paraît plus âgé, plus adulte peut-être. Barbe de trois jours, paraissant plus sûr de lui peut-être, et même, avec un style vestimentaire un peu différent. Il semble être le même et quelqu'un d'autre en même temps. Quelque chose en lui, semble avoir changé. Tu perds un instant à l'observer (ou à le contempler), et tu t'en rends compte en voyant qu'il te regarde, un sourire en coin, et qu'il ne dit plus rien. Tu finis ton verre pour reprendre contenance. « C'est cool. Faudrait qu'on aille boire un café, un de ces quatre. Comme au bon vieux temps. » tu dis. Le « bon vieux temps ». Celui où vous jouiez ensemble, celui où vous étiez comme des amis, ou celui où vous couchiez ensemble ? Parce que vous êtes passés par toutes ces relations, très différentes l'une de l'autre. Et maintenant ? Vous êtes sortis ensemble quand vous aviez dix-sept ou dix-huit ans, mais vous vous êtes vite rendus compte que vous étiez plus amis qu'autre chose. Il valait mieux préserver cette amitié vieille de quinze ans, plutôt que tenter quelque chose qui risquait de mal se terminer. Et puis, vous n'étiez pas amoureux. C'était une simple attirance d'adolescents, simplement amoureux de liberté, ou amoureux de l'idée d'aimer. Amoureux du plaisir de plaire, amoureux de jeunesse, amoureux de découvertes. Vous vous êtes perdus de vue, après l'obtention de ton diplôme à la fin du lycée. Vous êtes partis vers de nouveaux horizons, vous oubliant peu à peu, vous enfouissant dans vos souvenirs heureux. « Oui. C'est une bonne idée. » te répond-il avec, à nouveau, l'un de ses sourires si particuliers, particuliers à lui seul. « Anooou ! Tu viens ? » appelle alors l'une de tes amies. « Je dois y aller. A bientôt, alors ? » demandes-tu, commençant à te lever. « A bientôt, Anahi. » te répond-il, avec son éternel sourire en coin. Alors tu t'en vas, rejoindre tes amies, heureuse d'avoir retrouvé, non pas un ex, mais un ami. Et bientôt, presque un frère.
T'y retournes. Une fois de plus. T'es bien naïve, bien stupide. Amoureuse ? Non. Plus maintenant. Enfin, tu le crois. T'es passée à autre chose, comme une grande. Toute seule, ou presque. Tes amis t'y ont aidé. Mais si tu as tourné la page, pourquoi t'y retournes ? C'est peut-être à cause des souvenirs, qui ne veulent pas quitter ton esprit. Des souvenirs, de ces moments agréables, heureux, témoins de votre vie à deux. Peut-être qu'il te manque. Peut-être que ça te manque, d'être amoureuse. Ou peut-être que ça te manque, d'être amoureuse. T'as sans doute aussi peur de la solitude. T'aimes pas te retrouver seule le soir, chez toi. Alors tu sors. Avec des copines, ou des copains. Vous faîtes la tournée des bars, ou des boîtes de nuit. Tu rencontres des gens, des mecs, avec qui tu finis parfois par passer la nuit. T'as peur de te retrouver seule le soir, seule dans le noir. Et un soir, justement, tu l'as recroisé. Un regard a suffi, tu savais que c'était foutu. Une nuit passée ensemble, puis une autre, puis d'autres. Aidan est plus fort. Anahi ne peut lutter. C'est au départ « juste une fois, la dernière fois », puis ça devient récurrent, presque habituel. Presque dans ton emploi du temps. Aidan est plus fort, il t'attire encore. T'es sans doute encore paumée, tu ne sais plus où aller. Aidan est ton passé, et l'oublier est difficile. Penser à lui n'est pas non plus facile. Il a eu cette importance dans ta vie, et c'est certainement, ce pourquoi tu n'arrives pas à l'en virer. Alors, oui, t'y retournes. Encore. T'arrives devant son appart', tu vas frapper ; mais tu entends la porte s'ouvrir. C'est lui sans doute, qui t'a vue arriver, qui n'a pu patienter, qui n'a pu cessé de t'aimer. Il t'attendait, il s'est rendu compte qu'il t'aime encore, plus fort. « Anou... ? » Non. C'est pas lui. C'est elle. Willa. Wilhelmina. T'es là, éberluée, surprise, ébêtée. Qu'est-ce qu'elle fout là, Willa ? « Je... passais juste lui déposer quelque chose. » Le mensonge se lit sur son visage. « T'as besoin d'enlever ton jean pour lui déposer quelque chose ? » lâches-tu d'un ton tranchant. Elle devait être en train de se rhabiller après leur merveilleuse nuit, puisqu'il lui manque en effet le bas. Oh, elle s'est bien moquée de toi. « Non, c'est... euh... je... » Elle bégaie, cherche ses mots. Mais tu ne la laisses pas finir, tu ne veux pas entendre un autre de ses mensonges. « Question rhétorique. » Et tu tournes les talons, impassible, froide, glacée. « Ana ! » Elle t'appelle. Tu ne te retournes pas. Tu ne veux plus la voir. Tu ne veux plus lui parler. Quelle prétendue meilleure amie, couche avec l'ex de sa « bff » ? Tu t'es confiée à elle, sur lui et sur d'autres. Elle sait tout de toi, elle sait tout ce que tu ressens. Alors, oui, elle s'est bien foutue de toi, Willa.
Elle t'a dit de bien t'habiller. « Fais-toi toute jolie. », avait-elle dit, avec un sourire rayonnant. Elle t'a dit aussi, que le dîner aurait lieu à vingt heures. Pas besoin de te demander d'être à l'heure ; pour ta mère, tu fais des efforts. « Ta sœur sera là aussi, bien évidemment. » Oh, ça, tu t'en serais bien passée. Tu n'es pas ravie-ravie à l'idée de revoir ta chère Ilse, surtout que votre dernière rencontre ne s'est pas très bien déroulée – en grande partie par ta faute, en fait. « Il s'appelle comment ? », avais-tu demandé l'autre jour, un grand sourire aux lèvres. « Tu verras... Je garde le suspense. » Elle t'avait semblée... un peu étrange, à être ainsi mystérieuse, elle qui ne pouvait s'empêcher de parler vingt-quatre heures sur vingt-quatre de ses petits-amis, d'habitude. Mais tu t'étais dit que tu verrais bien, comme elle l'avait dit. Alors, voilà. Le fameux soir du dîner est arrivé. Tu rejoins ta mère à la table du restaurant, l'embrasse sur les deux joues, et t'assieds à sa droite. Ilse est à sa gauche, et vous avez à peine échangé un regard. Du moins, c'est ton cas. Mais elle, tu sais bien qu'elle aimerait que tu ne l'ignores pas, que tu la serres dans tes bras comme le font souvent les sœurs. Mais vous n'êtes pas des sœurs comme les autres, vous n'êtes pas proches ou complices, vous êtes différentes. « Ils arrivent bientôt ? » demandes-tu à ta mère, qui acquiesce en réponse. « Ils », c'est son tout nouveau fiancé, ainsi que ses enfants. « Les voilà. » annonce-t-elle alors, semblant soudain gênée. Et alors, tu comprends. Tu comprends les raisons de sa gêne, et du mystère concernant l'identité de ce fameux fiancé. « Ne me dis pas que c'est vrai. » dis-tu, soudain agacée. « Anahi... » Ta mère semble presque s'en vouloir ; ça fait peine à voir. Mais tu es trop en colère pour avoir pitié d'elle. « Eva, Ilse, Anahi. » salue-t-il, avant d'aller embrasser ta mère. Tu restes sans voix, tu ne sais même pas quoi dire. Tu aperçois alors son fils, le fils de ton futur beau-père. « Tu savais ? Tu savais, Jaeden ? » Mais il paraît aussi étonné que toi. Comment peut-elle te faire ça ? Comment peut-elle décider d'épouser le père d'un de tes ex, d'un de tes amis ? Comment peut-elle oser épouser l'ex-mari de l'une de ses plus anciennes amies ? Comment ? Des tonnes de questions traversent ton esprit. Ton regard se dirige malgré toi vers Ilse, et croise le sien. Elle semble ne rien comprendre de la situation, elle non plus. Tu te retournes vers ta mère, remplie de colère et d'incompréhension, en ayant le sentiment d'avoir été trahie. « Comment peux-tu ? » Ces trois mots, d'abord. « Je croyais que Gillian était ton amie ? Comment peux-tu lui faire ça ? » La rage qui t'habite à présent, est plus forte que tout l'amour que tu peux porter à ta mère. Tu n'as plus aucune pitié ; tu lui en veux, énormément. « On ne... se parle plus, elle et moi. » Sans blagues. On se demande pourquoi. « Et moi ? Comment t'as pu me faire ça ? » Tu n'es pas loin d'être hystérique, de lui faire un scandale devant tous les clients pleins de fric du restaurant. Mais Jaeden t'attrape le bras, te soutient. « Calme-toi, Ana. Ça va aller, c'est rien. » Ton demi-frère... Il va devenir ton demi-frère. Sans que tu ne saches trop pourquoi, cette idée t'est inspportable. Ta mère ne pensait visiblement pas, que tu prendrais la nouvelle aussi mal. C'est impossible, elle ne peut pas avoir fait ça. Et pourtant, si. Elle va t'imposer comme demi-frère, celui qui est devenu, depuis peu, l'un de tes meilleurs amis, l'un de tes plus grands soutiens. « Je te croyais pas comme ça. T'étais la seule pour qui je faisais des efforts en assistant à toutes ces réceptions stupides et autres soirées mondaines, la seule pour qui je faisais encore semblant de faire partie de ce milieu. J'en ai marre de ce monde, c'est pas le mien, je suis pas comme vous. Je suis pas comme toi. Si j'épouse quelqu'un demain, ce sera par amour, et pas pour son argent. T'es pas si différente de papa, en fin de compte. » Tu es dure, et tu sais que plus tard, tu t'en voudras pour ces mots. Mais t'en peux plus, t'es déçue, t'es perdue. Tu les laisses tous là, et tu t'en vas, loin loin loin, de l'hypocrisie de ces gens, loin loin loin, de ce monde qui n'est pas le tien.