Cette soirée était relativement calme. Fallait dire, aujourd'hui, nous n'avions rien du tout de prévu. Pas de match, pas de concert, aucun événement quelconque. Avec un peu de chance, je serais chez moi avant deux heures du matin. C'était rare. La Taverne était toujours bondée, d'habitude, et bien souvent, nous finissions notre service près de trois heures après la fermeture officielle de l'établissement. Heureusement, les clients étaient sympas et les pourboires foisonnaient chez les habitués. On en avait tous bien besoin, sous-payés comme nous étions.

Pour casser l'ambiance un peu mortelle de la soirée, on nous avait tout de même mis un CD de chants traditionnels qui passaient en boucle depuis le début de mon service, mais qui avait l'air de plaire aux clients de passage qui ne connaissaient pas l'habituelle folie des soirées du Trèfle. Des gens entrèrent, deux hommes que je n'avais jamais vus, et je ne vis aucun habitué lorsque j'allai les accueillir.

- Bonjour, je peux vous servir ? demandai-je.

Au vu de leur mimique un peu paniquée, je conclus qu'ils ne comprenaient pas l'anglais. C'est vrai que nous étions placés dans un quartier francophone, mais en tant que taverne irlandaise, le patron souhaitait que nous privilégions l'anglais. Plus authentique, qu'il disait. Ceci dit, j'avais très vite appris le français grâce aux clients réguliers et à mes quelques notions du lycée. C'était plutôt facile.

- Je peux vous servir ? répétai-je en français.
- Ah, oui, répondit un des hommes. Un whisky et une Guiness.

Classique. Vraiment. En même temps, venir dans un bar irlandais pour boire un coca light et une bière du coin, vous savez... autant aller dans un café quelconque, alors. J’acquiesçai et tournai les talons, retournant derrière mon cher bar en pensant à la volée que j'aimais beaucoup le français, et que je ferais bien mon quatre-heures de ces deux hommes. Une trentaine d'années, grands, un brun aux yeux verts et l'autre blond, des yeux bleus perçants... petite barbe désordonnée. Très mignons. L'un comme l'autre. J'esquissai un petit sourire en coin en préparant les consommations de ces deux canons, puis frissonnai doucement. Il faisait un peu froid. Je dois vous avouer que je ne m'étais pas encore accoutumée aux climats extrêmes de Montréal, et la porte entrouverte laissait entrer un courant d'air glacé. En Irlande, les températures n'étaient jamais aussi extrêmes. En été, il faisait bon, en hiver, il faisait froid. Juste ça. Ici, à Montréal, on fondait en été et on congelait en hiver, aussi simple que ça. Il me faudrait un peu de temps pour m'habituer.

Je jetai un oeil par la fenêtre. Dehors, c'était le noir complet. La nuit tombait de plus en plus tôt. Poussant un petit soupir tristounet, je me forçai à sourire de toutes mes dents en me rendant à la table de mes deux clients privilégiés. Je ne faisais que penser à la tristesse de l'hiver et de ses nuits si longues, et j'aurais bien besoin qu'on me change les idées, voyez-vous. Ils avaient cependant l'air en grande conversation, se dévorant des yeux, et ce n'est que lorsque le blond me paya que je remarquai la main de l'autre... sur sa cuisse. Et merde. Gays. C'était bien ma veine. Enfin, ils me laissèrent tout de même un fameux pourboire et je ne pus que les remercier. J'eus à peine le temps de me retourner que je remarquai une autre cliente qui venait d'arriver et tripotait la carte des consommations. Je me dirigeai vers elle.

- Bonjour ! Je peux vous servir ?