Tu m'as dit oui, mais tu n'étais pas sûre, je t'ai conduite dans la pinède,
C'est en dessous des arbres que l'on joue,
Que l'on étend,
Nos dix-sept ans.
Et le vent désertique a mis le feu aux poudres,
Pendant qu'on s'aime, crépitent les arbres brûlants,
Entends-tu la violence sourdre ?
C'est la mort que les flammes sèment,
En sens-tu les relents ?
Il faut que l'on sache déchoir, se perdre,
Mieux vaut fermer les yeux,
Ne cesse, trois, quatre, de compter princesse.
Et c'est la mort dans la pinède.
Le cœur s'embrase, et la forêt aussi.
FEU! CHATTERTON - LA MORT DANS LA PINEDE
Frances danse. Elle danse, petite poupée perchée sur des talons hauts comme des échasses, et ces quelques centimètres de plus suffisent à la faire se penser invincible. Elle danse au rythme de la musique, dans cette boîte de nuit un peu miteuse – la seule de la petite ville de Géorgie qui l'a vue naître. Elle est la fille unique d'un père employé d'une petite agence immobilière et de sa mère, housewife bien comme il faut, comme seuls les Etats-Unis savent en faire. Une vie moyenne, tout ce qu'il y a de plus classique, pour une bourgade moyenne du sud des Etats-Unis.
Sa robe à paillettes un peu cheap scintille lorsque les projecteurs la survolent. Bleu, jaune, rouge, blanc, clignotent les lumières, aveuglant quiconque oserait les défier.
Un type approche. Il est beau, bien trop beau. Un spot derrière lui, et bien qu'en contre-jour, on distingue suffisamment son visage pour ne pas en douter. Elle le regarde un instant, ne le reconnaît pas. Ils ne sont pourtant pas nombreux les jeunes, dans la vingtaine, à Toccoa. Alors Frances le scrute un peu mieux, sans pour autant l'identifier. Leurs regards se croisent, elle sent son corps s'agiter de ces frissons nouveaux que seule la jeunesse connaît. Elle n'a pas encore connu ça, du haut de ses dix-sept ans. L'amour fou, la passion, la haine, la déception, et tous ces sentiments qu'on apprend à apprivoiser ensuite. « Bonsoir », il vient chuchoter au creux de son oreille. « Bonsoir », elle répond, béate.
Ils discutent un peu – lui surtout, tandis qu'elle fait semblant de savoir de quoi il parle avec une arrogance folle –, boivent un peu plus, et finissent par quitter le lieu ensemble, quelques heures plus tard.
C'est cette nuit là qu'elle a rencontré Tomas. Il avait fini par l'emmener à son hôtel, où il résidait pour la semaine. Il était de New-York, ici pour affaires. Son métier, c'était de dénicher des jeunes talents, futures mannequins, disait-il. Et elle, elle s'était amourachée de lui. Evidemment. Ils avaient passé cette nuit tous les deux. Il avait été le premier homme à qui Frances avait cédé son corps, cette nuit et les trois qui avaient suivi. Jusqu'à ce qu'il reparte, qu'il la quitte pour pour New-York ou pour une autre, elle ne saurait certainement jamais.
Il lui avait laissé une carte de visite. « Tu ferais une superbe modèle, appelle-moi », avait-il glissé en partant. A partir de ce moment-là, l'adolescente en émoi qu'était Francesca n'avait plus pensé qu'à une chose : le rejoindre à New-York et embrasser la carrière de mannequin qu'il lui annonçait.
À cette heure de spleen et d'ennui,
À cette heure dense,
Moi j'irais faire parler, faire saigner la nuit,
Faire briller les gyrophares.
Il est près de minuit/une heure bientôt fermera la boutique,
Et quelques désirs mineurs hantent mon crâne embouti.
À cette heure moite et dense, la nuit a revêtu
Sa longue longue robe altière, et ses fines ballerines,
Voila qu'elle tourne et qu'elle danse, pensai-je, mais rêves-tu ?
En langue langue rimbaldienne, à mon tour je l'injurie.
Indifférente aux astres mutants
Indifférente à la mémoire dit,
La nuit danse mais putain,
Que cache-t-elle dessous sa gabardine ?
FEU! CHATTERTON - L'HEURE DENSE
Sept ans. Ca y est, il est minuit à la montre de Francesca St-Clair. 27 mars 2009. Ca fait officiellement sept ans qu'elle a quitté sa petite ville du fin fond de la Géorgie pour rejoindre la Grosse Pomme.
Elle se souvient bien du printemps qui venait d'éclore, des fleurs dans les parcs, des arbres verdoyants. Elle y pense sans nostalgie, mais avec de la compassion pour la petite fille naïve qu'elle était, et est toujours sûrement un peu.
Elle se rappelle aussi des larmes de sa mère au téléphone, du ton froid de son père qui répétait qu'il ne comprenait pas, qu'il ne pouvait pas comprendre, et puis qu'avait-il fait pour mériter une fille pareille, regarde tu fais pleurer ta mère. Alors elle s'en était moquée. Aujourd'hui, un fil ténu avait été renoué avec eux : elle y retournait à Thanksgiving et pour leurs anniversaires. C'était suffisant.
Agée de vingt ans, elle avait décidé de tout plaquer pour retrouver celui qui avait renversé son cœur à peine rencontré. Elle avait retrouvé sa carte de visite dans une boîte (qu'elle n'avait, maintenant qu'elle y pense, certainement jamais vraiment oubliée). Et puis elle était partie. Les premiers mois avaient été les plus beaux, les plus fous. Comme si un filtre rose avait été appliqué par défaut sur tout ce sur quoi Frances posait les yeux. Il l'emmenait à des castings le jour, des fêtes extraordinaires la nuit, lui obtenait des contrats qui lui semblaient fous. Elle rêvait éveillée.
Peu à peu, les jobs qu'il lui obtenait avaient changé. De plus en plus déshabillés d'abord, pour finalement finir par la pornographie. Frances, toute à son amour, n'avait rien dit et s'était prêtée au jeu.
Ce soir, attablée au bar, elle rejoue le film de ses souvenirs.
Désormais, et depuis longtemps déjà, d'amour il n'y a plus. Ils vivent toujours ensemble, par commodité. Elle continue de jouer dans des films pornographiques, par commodité aussi. Mais ce soir, elle ne peut s'empêcher de penser que cette vie ne lui convient plus. Elle veut la sobriété d'un quotidien simple, marcher dans la rue sans se faire dévisager par des adolescents de quinze ans qui l'ont vue sur YouPorn la nuit précédente. Pouvoir traîner dans son jardin, faire du vélo, jouer aux jeux vidéos. Mais où est passée sa jeunesse ? Elle se demande alors.
Et ce soir, face à son verre de vin blanc, presque seule dans le bar de son quartier, elle a envie de prendre une décision, la première depuis sept ans.
Ce soir, elle choisit que c'est fini. Plus de films X, plus d'appartement tristement impersonnel, et surtout, plus de Tomas.
Elle finit son verre et se lève ; prête à reconquérir l'innocence qui lui a été prise, à se noyer dans la foule d'âmes, de corps et de coeurs de New-York et à disparaître.
Et les caisses imitent
Le bruit de la mer
Bercent mes pensées
Blanches pensées
Touche le sol
Neige écrue qui amadoue :
Te voilà boue
Debout ! Debout !
FEU! CHATTERTON – LE LONG DE LETHE
Comme tous les matins, le réveil de Frances sonne à 7h15. Elle se lève à 7h30, avale un café devant son PC. Elle lit les actualités, divague un peu sur le web, là où sa curiosité la mène. Elle se douche, elle s'habille, se brosse les dents et saute dans le premier métro qui s'offre à elle. Là, elle ouvre un bouquin – généralement un ouvrage de science-fiction ou un livre de vulgarisation scientifique sur un phénomène naturel quelconque – et se laisse porter par la ville, jusqu'à son école.
La routine peut être salvatrice, chez certaines personnes. Francesca s'y retrouve bien, dans cet équilibre journalier. Elle n'a pas besoin de courir : elle sait le temps dont elle a besoin et celui dont elle dispose ; elle sait aussi où aller, quelle rue prendre, et pourquoi elle y va. Pas de surprises. Après des années de plans un peu foireux, de nuits sans fin et donc de matinées perdues, elle aime savoir de quoi sera faite sa journée. Comme si elle espérait rattraper le temps en l'organisant au mieux.
Là, elle part en cours. Elle s'est inscrite dans une école qui la forme aux tâches administratives. Elle aime à plaisanter que c'est la seule formation qui l'avait acceptée, tant elle s'y était pris tard pour les inscriptions. La vérité, c'est que ça lui semblait stable et sûr. Alors elle n'avait pas hésité plus longtemps : reprendre sa vie en main avait commencé par là.
Plus tard, elle passera certainement voir Absolem – sérieusement, qui s'appelle Absolem en 2016 ?! pense-t-elle – au vidéoclub où il travaille. Elle n'y est pas retournée depuis la dernière fois, celle où il lui a parlé de Nico. Curieuse, Frances l'avait été, sans culpabilité, toute à son innocence retrouvée. C'est vrai qu'elle était belle, Nico. Frances l'avait admirée un peu, et puis était partie. A ce souvenir, elle a envie de se dire que tant pis, elle n'irait pas voir Absolem ce soir. Et puis le poids des DVDs dans son sac à dos la rappelle à son devoir, avant que ce soient les pénalités de retard qui le fassent.
En réalité, elle a envie de le voir. C'est l'une des personnes qui compte le plus pour elle, dans cette nouvelle vie. Ce n'est pas difficile : c'est le premier avec qui elle couche sans être contrainte à ça par un couple ou un salaire. C'est aussi, et surtout, celui à qui elle a envie de parler du dernier film qu'elle a vu, du bouquin qu'elle est en train de lire ou des vertus guérisseuses d'une obscure plante qu'elle a commandé sur internet. Comme une enfant, elle partage toutes ses (re)découvertes avec lui, et en cela, il focalise bien malgré lui toute le désir de renouveau dans la vie de Frances.
Oui, c'est décidé. Ce soir, elle ira voir Absolem.