Samedi soir, heures d'affluences pour « les égarés » dont le comptoir se voyait prit d'assaut par des dizaines de guerriers à la recherche de la meilleure bière pour ravir leur gorge desséchée. Trop d'âmes pour une seule barmaid croulant sous les commandes et les appels des buveurs désenchantés. Son bar avait le vent en poupe, elle se savait à l'abri du besoin et, pourtant, Fred se refusait encore à prendre une seconde main pour déléguer ses responsabilités. Cela faisait à présent un an -jour pour jour- qu'elle tenait la baraque à un rythme effréné, enchaînant les nuits blanches, se transformant en véritable feu follet quand elle devait enchaînée commandes, plonge, encaissements, services à table. Rien d'étonnant à ce qu'elle ne sombre peu à peu dans les méandres de la cocaïne dont le simple mot suffisait à la faire saliver d'envie. Énergisant incroyable, la divine blanche lui permettait de conquérir la réputation agréable de «reine du service », réputation donnée par elle-même et pour elle-même afin de se donner du courage.
Tu bouges ton cul la mignonne! Y'a un bar qui sert les connards à trois rues d'ici, bouges de là, t'es pas la bienvenue. S'entend-elle répondre non sans manquer de ficher son poing dans la figure du jeune ado pré-pubère qui, perdant lamentablement la face devant ses copains de beuverie rejoignit bien vite la sortie sous le regard dépréciateur des nombreux clients et clientes ayant assistés à l'échange. Car si « les égarés » pouvait être un bar d'accueil pour quiconque cherchait un endroit atypique, il était avant tout un lieu connu par des générations de fêtards qui connaissaient bien les règles de la barmaid. Ici, la politesse, le respect d'autrui et la bonne humeur étaient de mises et jamais, O grand jamais, Fred n'aurait acceptée faire exception à la règle. Elle avait travaillé trop dur pour relancer son commerce, subit trop de déception et de désillusions pour que le premier imbécile venu vienne ruiner la bonne ambiance et la tranquillité de faire la fête qu'elle assurait à ses clients. Aussi, n'avait-elle pas peur d'user d'un langage inélégant pour mettre à la porte quiconque osait la provoquer chez elle. Elle savait perdre quelques clients cependant et à l'instar de bons nombres de commerces elle préférait assurer la qualité plutôt que la quantité, slogan qui, contre toute attente, l'avait bel et bien sortie de la misère.
L'aiguille trotte joyeusement jusqu'au chiffre trois lorsque les derniers clients s'en vont enfin. Épuisée, la barmaid s'autorise enfin à s'asseoir tout en jetant un regard désespéré à l'état de son bar. Le sol est noir, collant, les tables sont sans dessus, dessous et une quantité astronomique de verres entassés ornent son comptoir d'ordinaire si propre. Elle soupire, plonge une main dans sa poche, en sort un petit paquet de poudre, hésite puis, finalement, s'autorise une énième trace pour repousser le sommeil et lui permettre d'attaquer, tout feu tout flamme, le nettoyage de fin de service.
C'est un soleil farceur qui vint la tirer de son sommeil comateux. Le visage face contre la table, Fred demeure quelques secondes immobile avant de jeter un regard vitreux autour d'elle. Le bar est étincelant, le sol si propre que l'on pourrait presque s'y voir dedans. La poudre a fait son effet avant de l'abandonner -enfin- au sommeil. Tout être normal aurait plié bagage pour rejoindre sa maison mais Fred s'en sentait absolument incapable. Bien qu'elle n'ouvre pas les dimanches, elle se devait aujourd'hui de faire ses comptes, appeler quelques nouveaux brasseurs repérés, passer des commandes d'alcools diverses et variés, préparer la communication pour le prochain concert qu'elle souhaitait organisée. Autrement dit, elle n'avait absolument pas le droit de se poser aussi, fit-elle le choix -étrange- de s'accorder une ou deux heures de balade à Central Park avant d'aller s'enfermer plusieurs heures durant dans son bureau pour régler ses affaires. Passant à l'arrière boutique, Fred troqua son jean contre un shirt noir, enfila un tee-shirt blanc, se brossa vaguement les dents avant de fermer la porte de son bar. Vivant plus entre les murs de ce dernier que dans son studio de fortune, Fred avait troqué l'habituel sac à main féminin contre un véritable sac à dos de randonné qui contenait de quoi lui permettre de se changer, grignoter, se rafraîchir et gérer sa boutique. La barmaid avec sa crinière indisciplinée ressemblait donc plus à une baroudeuse de fortune qu'à une patronne de bar et cela n'était pas sans lui déplaire : Fred adorait générer de la surprise chez ses semblables et être là où on ne l'attendait pas.
Je suis sûr que je peux dormir en marchant. S'entendit-elle penser à voix haute alors qu'elle s'engageait sur l'un des nombreux de sentier de Central Park. Comme elle l'eut espérée, l'heure matinale rendait le lieu inespérément vide et silencieux si bien que, très vite, Fred eut l'agréable sensation de quitter New-York pour un univers plus doux, plus serein. Bercée par la mélodie du vent dans les arbres et les trilles joyeuses des oiseaux la barmaid avait fini par fermer les yeux se laissant bercer par le balancé de ses hanches, sentant avec bonheur la chaleur du bitume envelopper sous ses pieds qu'elle portait présentement nus, ayant envoyée paître ses baskets dans le bordel de son sac à dos.
Elle aurait -bien entendue- dû garder les yeux ouverts, tout comme ses chaussures aux pieds, peut-être même aurait-elle dû s'abstenir venir ici pour s'accorder les quelques heures de répit qu'elle méritait pourtant. Qu'importe, Fred n'était pas connue pour son comportement conventionnelle aussi, ne fusse pas étonnant qu'elle se retrouve -elle, à pieds et non un probable skateur- sur la route de l'homme profitant de la quiétude matinale pour jouer du patin. Le choc fut inattendu, violent. Ayant percuté le dos de l'inconnu de plein front Fred se retrouva éjecté au sol, la chair dénudée mordant douloureusement le bitume au même titre que ses fesses, qui, bien que joliment rembourrées, ne lui permirent pas d'amortir convenablement sa chute.
Pas les yeux fermés Fred, jamais les yeux fermés! Râla-t-elle contre elle même tout en se délestant à la hâte de son imposant sac à dos qu'elle ouvrit afin de s'assurer que son ordinateur -autrement dit sa vie- ait survécu à la chute. Ce n'est qu'une fois rassurée qu'elle s'autorisa -enfin- à regarder autour d'elle ses iris rencontrant ceux d'un inconnu aux pieds enfermés dans des rollers nouvelle génération.
Très classe. Lança-t-elle, l'esprit encore embué par le choc et la fatigue tout en lorgnant sur ses propres petits pieds nus à la chair aussi meurtrie par le choc que ses cuisses.
Je suis désolée, je ne pensais pas créer d'accident aujourd'hui, rien de cassé ? Demanda-t-elle finalement tout en se relevant. Elle prit la peine de chasser petits cailloux présents dans quelques unes de ses plaies ouvertes, de s'épousseter avant de jeter un regard plus attentif à son compagnon d'infortune auquel elle présenta sa main tendue lui offrant l'aide nécessaire pour se relever à son tour.